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    "Corpo Celeste" : rencontre avec la réalisatrice Alice Rohrwacher

    Dans "Corpo Celeste", une jeune fille de 13 ans, retrouve son Italie natale, où les adultes et le catholicisme lui dictent les règles de la vie en société. Cette œuvre belle et mystérieuse est le premier long-métrage de la réalisatrice Alice Rohrwacher, qui nous parle de son expérience.

    AlloCiné : Les médias parlent de Corpo Celeste comme un film sur l’église catholique, mais il me semble qu’il s’agit plutôt d’un film sur le passage à l’âge adulte…

    Alice Rohrwacher : C’est bien ça. Mais surtout en Italie, les gens vont forcément l’associer au catholicisme. Pour moi, c’était plutôt le film sur un extraterrestre qui arrive sur Terre et qui doit comprendre comment devenir adulte. Quand on parle de rentrer dans une communauté, je pensais au lieu qui pourrait le mieux représenter la ville où j’étais quand j’ai commencé à écrire, c’est-à-dire, Reggio Calabria. Là-bas, la communauté ce n’est pas l’école, la bibliothèque ou le cinéma, mais l’église.

    Alice Rohrwacher

    Cet extraterrestre est symbolisé par Marta, une jeune fille qui parle très peu, qui subit la loi des adultes en silence.

    J’ai pensé à une typologie d’adolescent avec lequel je m’identifie le plus, c’est-à-dire, quelqu’un qui regarde avant de faire un choix. Marta est la spectatrice de sa vie. Je ne voulais pas qu’elle soit la partie active qui fait bouger le film, je préférais qu’elle se pose toujours des questions et qu’elle prenne une décision seulement à la fin. Souvent grandir ce n’est pas graduel, c’est un passage violent.

    Votre film est assez désenchanté, il fait preuve d’un manque d’espoir vis-à-vis de toutes les institutions sociales : la religion, l’école, la famille, la politique... Pourrait-on parler d’un film nihiliste ?

    C’est un film désenchanté par rapport aux stéréotypes du sud et de la famille en Italie, mais je ne pense pas qu’il soit désenchanté par rapport à la vie. Même si la ville est détruite et s’il y a des ruines partout, en plein milieu il coule quand même un beau fleuve sauvage. Comme j’ai vécu en dehors de l’église et de la famille traditionnelle, je regarde ce monde comme quelque chose que je dois connaitre, et quand on ne connait pas, on voit mieux tous les aspects, on n’a pas une mémoire qu’on essaie de protéger. On a les yeux plus ouverts.

    Une des scènes les plus surprenantes du film est celle avec la queue d’un lézard, coupée du corps mais encore en mouvement, offerte en guise de cadeau à Marta.

    Je voulais introduire dans le film quelque chose de miraculeux. J’ai commencé à penser à tout ce que je connaissais, même les choses les plus étranges, et je me suis dit que la queue du lézard a beau avoir une explication scientifique, ça a l’air d’un grand miracle. On parle toujours du sacré comme quelque chose de lointain, de parfait, et on pense que les corps célestes sont toujours dans le ciel, mais le corps céleste est ici, nous y sommes. Ce qui était important pour moi, c’est que pour la première fois, quelqu’un regardait Marta à sa hauteur, les yeux dans les yeux, alors que les adultes la regardaient de loin. J’ai pensé à un philosophe qui disait que la connaissance était dans le visage des autres.

    Yle Vianello

    Par ailleurs, vous avez fait des études de philosophie avant de vous lancer dans le cinéma. Croyez-vous que cette formation ait une influence sur Corpo Celeste, avec ses nombreux symboles et son rapport à la métaphysique ?

    Le plus important pour moi était d’éviter tous les symboles chrétiens typiques, comme le lavage des pieds, l’eau versée sur les cheveux etc. Le seul symbole qui m’intéressait était celui de l’ombre et de la lumière. Comme les astronautes qui arrivent sur Terre, il fallait que le début soit complètement chaotique et noir, et là je commencerais à raconter une histoire, avec de la lumière. Je voulais que l’histoire commence la nuit et finisse le matin, pour que ce soit comme un seul jour. Ainsi, les actes répréhensibles étaient mis dans le noir, comme la scène ou le prêtre passe son coup de fil. A chaque fois que la sœur de Marta lui parle, elle se trouve devant la lumière, pour que son ombre soit projetée sur Marta. Il y avait à chaque fois une réflexion sur l’image. Cela dit, j’ai découvert des symboles inattendus, à l’exemple du crucifix tombé dans la mer. Parfois la puissance de l’image ne peut être rencontrée qu’une fois que l’image est déjà enregistrée. Quand on est allé tourner cette scène, le Christ est tombé dans la mer et c’est là que je me suis rendu compte de la signification très forte de cette image. Le crucifix avait l’air détendu sur les vagues…

    Quelles ont été les autres découvertes pendant le tournage ?

    La scène du passage, par exemple. C’était un fait réel : en hiver, il n’y a pas de moyen d’arriver à la plage, le seul passage est toujours couvert d’eau. Sur le scénario, j’avais simplement écrit que Marta traverserait l’eau. Mais quand je suis arrivée, j’étais surprise par l’image très forte de cette fille sombre qui traverse l’eau presque noire… Je ne veux pas pour autant dire que tout était le fruit du hasard, loin de là, mais quand on est proche de l’expérience des choses, on trouve un pouvoir symbolique plus fort.

    Comment les représentants de l’église catholique ont-ils réagi face à votre film ?

    Nous avons eu des réactions très distinctes, très drôles. Dès que le film est sorti, la chaîne de télévision des évêques l’a descendu. Puis le journal du Vatican a publié un article très beau, en parlant de l’importance du film pour tous les catholiques. Ensuite les évêques de Calabria ont dénoncé ce dernier journal, ce qui a suscité la réaction d’un autre journal local, qui décrivait de manière très belle la tragédie de la famille de Corpo celeste, et le rôle du Christ dans l’histoire. Un journal de la droite catholique a détruit le film… ça a été une drôle de guerre. Le bilan est positif – même si l’association des catéchistes italiens a pris le film pour une formation interne, en tant qu’exemple de ce qu’il ne fallait surtout pas faire ! Je suis contente que Corpo celeste soit devenu un modèle – même si c’est un modèle négatif.

    Les prêtres et les évêques vous ont-ils reproché le manque de connaissance ou d’intérêt préalable sur le sujet ? Vous avez dit vous-même que vous ne connaissiez pas les rituels catholiques avant le film.

    Oui, mais pour moi c'est un film sur la politique, l’église à été utilisée comme un microscope qui nous permettait de voir les changements d’une société après 20 ans de Berlusconi. C’est un film sur grandir dans un pays, voter dans ce pays transfiguré dans ses relations sacrées, dans toutes ses manifestations. A ceux qui me disent que je ne connais pas bien le sujet, je peux répondre que les rapports et le comportement des prêtres dans le film ne sont pas objectifs, mais ils sont vrais. Ils proviennent d’expériences que j’ai pu vivre pendant ma recherche, quand on a vu plein d’églises, on a pris plein de cours. Rien n’est inventé. La plupart des critiques disaient surtout que mon film n’était pas équilibré, que j’avais le droit de critiquer l’église si je montrais l’autre côté des choses, comme les bonnes actions des prêtres catholiques en Afrique, par exemple. Mais je ne voulais pas, je ne pouvais pas faire ça. Je voulais avoir une position, quitte à ce qu’elle soit erronée, mais une position unique.

    Pourquoi avez-vous décidé de travailler en même temps avec des acteurs confirmés et des non acteurs ?

    Pour chaque personnage, il y avait une raison différente de choisir un acteur ou pas. Un prêtre est quelqu’un qui est toujours un acteur dans la vie, il doit réciter, déclamer, donc je voulais qu’il soit interprété par un acteur professionnel. Anita Caprioli, la mère de Marta, est une actrice très connue en Italie pour sa sensualité et sa beauté, alors je voulais la faire jouer un personnage sans séduction, juste très maternel. La femme qui joue Santa, Pasqualina Scuncia, est en fait la propriétaire d’un « bed and breakfast » où on a dormi pendant les recherches ; je ne voulais pas tromper le spectateur en prenant un vrai professeur de catéchisme. Mais elle connait très bien les professeurs catholiques, elle les côtoie souvent. Pour la salle de cours, j’ai décidé de passer très longtemps avec les jeunes adolescents. Comme on n’avait pas beaucoup d’argent pour le film, on n’avait pas trop d’obligations vis-à-vis du délai non plus, donc on a prit le temps d’apprendre des chansons ensemble, on est allé s’acheter des glaces. Je voulais créer une idée de groupe. Marta (Yle Vianello) a été rencontrée à la campagne. Je ne cherchais pas une fille venue vraiment de Suisse, ma Suisse n’était pas une région géographique, mais une notion de qualité. On est donc allé voir toutes les personnes qu’on connaissait à la campagne et qui avaient des enfants. Je me suis souvenue d’une communauté hippie près de chez moi, avec 200 personnes et plein d’enfants, et c’est là-bas que j’ai rencontré ma Marta.

    Comment avez-vous travaillé en même temps avec des acteurs et des non-acteurs ?

    Ce n’était pas différent, qu’ils soient des acteurs ou des non-acteurs. Ils étaient des personnes. En plus, je n’avais jamais dirigé des acteurs avant. Je ne cherchais pas à leur jouer des tours pour obtenir ce que je voulais, il me suffisait qu’ils comprennent le moment du personnage, quels étaient leur conflits.

    Yle Vianello et Anita Caprioli

    Justement, vous n’aviez jamais fait des court-métrages avant de réaliser Corpo Celeste. Comment parvient-on à démarrer sa carrière directement avec un long-métrage ?

    J’avais en fait réalisé de petites vidéos documentaires, mais en coréalisation. Ensuite j’ai fait une vidéo de quatre minutes toute seule, sur un enfant dans un fleuve. J’ai alors rencontré le producteur Carlo Cresto-Dina, et je ne sais pas pourquoi, il devait être un peu fou, mais il avait énormément de confiance en ces quatre minutes, et il m’a beaucoup encouragée à écrire. Je me suis dit que je ne pouvais pas écrire enfermée dans une chambre, il fallait partir, faire une recherche, et après on verrait. Je me suis dit au départ que cela pourrait devenir un documentaire ou une fiction, mais vite j’ai pu voir que la seule manière de représenter ce sujet serait la fiction, pour ne tromper personne. Avec un thème aussi sacré, je voulais garder une distance, parce que je n’appartiens pas à ce monde-là. Je crois que nous avons eu beaucoup de chance également, car je n’avais jamais rédigé un scénario, et donc j’écrivais d’une manière très particulière. Je suis ravie qu’on ait pu lire cette histoire et la trouver intéressante.

    Propos recueillis par Bruno Carmelo le 7 décembre 2011.

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