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    "Les Femmes du bus 678" : rencontre avec le réalisateur Mohamed Diab

    A l'occasion de la sortie du film égyptien "Les Femmes du bus 678", nous sommes allés à la rencontre de Mohamed Diab. Il partage sa première expérience en tant que réalisateur et nous éclaire sur un problème social très délicat : le harcèlement sexuel.

    AlloCiné : Les bijoux et les objets en cuivre entrelacés qui composent le générique de début reviennent en leitmotiv tout au long du film. Quelle est la signification de ces fils de cuivre ? Y a-t-il une symbolique particulière qui annonce le sujet principal ?

    Mohamed Diab : En effet, l'omniprésence de ces objets n'est pas anodine. J'en ai confectionné certains après avoir suivi des cours de création. D'autres ont été fabriqués par l'actrice Nelly Karim elle-même. La première image du générique montre les mains de Seba, le personnage interprété par Nelly, qui est en train de confectionner un objet représentant un homme et une femme qui s'aiment. Plus tard, Seba interrompt son œuvre car il n'y a plus ni amour ni soutien dans sa vie. Sa représentation du couple a été complètement transformée après l'agression qu'elle a subie et qui a fait fuir son mari. Il y a ensuite le symbole du cercle qu'on voit dans le collier que Seba offre à Fayza et qu'on retrouve en outre dans plusieurs autres images du film. Il s'agit du cercle qui enferme les femmes et duquel elles n'arrivent pas à se libérer. Dans plusieurs scènes du film, je me suis basé sur cette idée pour composer mes plans.

    Comment vous est venue l'idée de faire un film sur le harcèlement sexuel ? Étiez-vous conscient de la gravité de ce fléau avant l'affaire Noha Rushdi ?

    Avant de commencer à travailler sur ce film, je n'avais jamais vu des cas d'agressions de mes propres yeux. Ce n'est qu'en 2005, lorsque des bloggeurs ont parlé d'un harcèlement collectif qui a eu lieu en Égypte, que j'ai pris conscience de la gravité de ce problème dans mon pays. Le harcèlement collectif est un regroupement de plusieurs personnes qui ne se connaissent pas et qui agressent tous ensemble une seule femme, exactement comme dans la scène du stade qu'on voit dans le film. Cet évènement a été un choc pour moi. Ça m'a secoué et m'a amené à me poser plusieurs questions sur le sujet. Deux ans plus tard, il y a eu des manifestations et la police a profité de la situation pour agresser les filles par des attouchements. C’était enfin l'affaire Noha Rushdi qui m'a fait bouger et qui m'a poussé à m'engager réellement afin de briser une fois pour toutes, le silence autour de ce fléau qui fait souffrir plus de 80% des femmes en Égypte. Je suis alors allé au tribunal pour soutenir cette femme et j'ai été scandalisé par les réactions des avocats qui venaient au procès pour décrédibiliser l'affaire. Les gens trouvent qu’il n'y a pas de raison de porter plainte et de faire toute une histoire à cause d’un "simple" cas de harcèlement dans la rue. J'ai été scandalisé par ce que j’avais entendu ce jour-là et j'ai décidé de faire ce film. J'ai entamé un travail d'investigation pour montrer tous les cas possibles car tout le monde est concerné : pauvres, riches, femmes voilées, femmes non voilées, adultes, enfant, etc. Tout ce qui a été dit dans le film est réel. Je n’ai relaté que des expériences qui ont été véritablement vécues.

    Quels sont d'après vous les causes principales de ce fléau ?

    Il y a d'abord le problème de la foule. Tous les pays où il y a un grand trafic connaissent nécessairement plusieurs cas d'agressions sexuelles par jour. Ensuite, il y a le fait que le harcèlement soit le seul crime au monde où la victime ressent à tort un sentiment de culpabilité. Outre cela, il y a la société de consommation qui transforme la femme en objet. En Égypte, si une femme avoue qu'elle a été agressée sexuellement, elle risque de ne plus jamais trouver un homme qui accepterait de l'épouser. Son père pourrait la priver d'aller travailler de nouveau. Son frère pourrait lui interdire de poursuivre ses études et le pire c'est qu’elle finit par suivre les ordres et se taire. A ce propos, l'un des agresseurs m'a confié : " Je n'ai jamais été repoussé par une femme que je touche", et c'est le cas de 90% des hommes que j'ai interviewés. En Égypte, l'agresseur c'est monsieur Tout-le-monde. Il est partout et croit que c'est une nouvelle technique de drague. Il y en a même qui croient que celui qui n'agresse pas manque de virilité. Aujourd'hui, je considère que la vraie définition de la virilité se base sur le soutien de la femme comme le fait le personnage d'Omar à la fin du film, lorsqu'il encourage sa fiancée à ne pas retirer sa plainte contre son agresseur. Malheureusement, il y a une culture orientale qui est en train de virer vers une interprétation complètement fausse de l'Islam. Il y a encore plusieurs personnes qui croient que la religion est la cause principale des agressions sexuelles. Je suis musulman pratiquant et je considère que mon film est un travail religieux qui défend l'image de l'Islam. En effet, ma religion à moi c'est le soutien et la défense de la femme. L’Islam est la religion de la  justice, quitte à être contre toute la société. Ça me dérange énormément de voir des gens après la projection de mon film qui font l'amalgame concernant ce sujet.

    Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées lors du casting ? Était-il plus simple de trouver des hommes que des femmes ?

    Certes, j’ai eu plusieurs problèmes avec les femmes car plusieurs actrices connues ont refusé de jouer dans le film à cause du sujet. Elles ne voulaient pas que leurs noms soient associés au harcèlement sexuel. J’ai été très surpris car je n’aurais jamais cru que je me retrouverais face à de telles réactions. C’était très difficile, mais au final, ceux qui ont fait partie du film ont été ceux qui ont réellement cru en ce combat. C’est ce qui a permis d’avoir un jeu d’acteur exceptionnel. Toute l’équipe a pris le sujet à cœur et a tenu absolument à la réussite du film. Je pense même que la chose la plus réussie a été la force de l’interprétation.

    Le personnage de Essam, l’agent de police, est extrêmement intéressant de par sa véracité et son humour. Avez-vous mis un peu de vous-même dans ce personnage masculin qui est le seul dans le film, comme vous, à suivre de près l'histoire des trois femmes ?

    Essam c’est l’Egyptien. C’est Mohamed Diab, le père de Mohamed Diab et tous les hommes ordinaires. C’est un personnage très vrai car il est bourré de dualités. Il est bon mais il n’avait pas toutes les données qui lui permettaient de traiter justement le problème. Encore une fois, ce n’est pas une mauvaise personne, mais son ignorance de la gravité du harcèlement le rendait insensible jusqu’au jour où il a eu une fille. J’ai moi-même eu une fille dernièrement que j’ai appelée Nelly comme le personnage du film et c’était très émouvant parce que quand tu as une fille, tu vois les choses autrement. J’ai essayé de transmettre cette émotion à travers le personnage de Essam.

    Comment s'est passé le tournage ? Quelles ont été les scènes les plus difficiles à filmer ? Je pense notamment à la scène du stade. Était-il facile d'obtenir les autorisations de tournage ?

    Je n’ai eu aucun souci avec les autorisations de tournage. Même avant la Révolution, je n’ai pas eu de problèmes de censure. Le seul souci c’était pendant le tournage, dans des endroits où il y avait un grand trafic. Durant le tournage, on a vécu des cas de harcèlements sexuels très graves. La première fois c’était une histoire horrible. On attendait la sortie des spectateurs après le match de l’Egypte contre l’Algérie. L’Egypte a gagné et il y a donc eu une foule immense et surexcitée. On est descendu pour filmer les rues. L’actrice Nelly Karim a pris peur et j’ai été obligé de ramener une doublure. C’est pour cela qu’on la voit dans le film avec le visage maquillé en noir, blanc et rouge comme le drapeau. Au départ on voulait juste la filmer avec l’acteur qui joue le rôle du mari au milieu de la foule. On n’avait pas prévu de filmer la scène de harcèlement. Au bout d’une cinquantaine de pas au milieu de la foule, l’actrice a commencé à être touchée de tous les côtés. Petit à petit, elle s’est retrouvée victime d’un harcèlement collectif horrible. Je n’ai pas pu le filmer parce qu’on a été bousculés et les caméras sont tombées. C’était un moment terrifiant. Des gens venaient de loin pour participer à l’agression sans même savoir ce qu’ils allaient toucher. Je ne saurais jamais traduire en image l’horreur, que j’ai vue de mes propres yeux, ce soir-là. L’actrice a perdu connaissance et l’acteur Ahmed El Fishawy a réussi difficilement à la sauver. 

    Le sujet du harcèlement sexuel est un sujet très délicat et difficile à traiter dans un film. Quelles sont les techniques cinématographiques auxquelles vous avez été le plus sensible lors de la réalisation ?

    La chose la plus importante que je voulais montrer dans le film c'est la véracité du sujet. J'ai voulu être le plus proche possible de la réalité pour que le sujet soit crédible. D'ailleurs, même quand il y a eu des erreurs, par exemple des  mouvements de caméra pas bien contrôlés, j'ai voulu les laisser tels quels. Certaines personnes ont même cru que c'était un documentaire au début. Pour ce film j'ai considéré que le sujet était plus important que le style et la forme. Je sentais que cette démarche était très proche de celle d’Inárritu et du réalisme mexicain dans le cinéma, mais cela ne veut pas dire que je vais procéder de la même manière dans mes prochains films. Celui-ci avait un seul but : faire passer un message.

    Y a-t-il des réalisateurs égyptiens qui vous ont influencé comme Ibrahim el Batout ou Yousry Nasrallah dont le film a été sélectionné en compétition officielle cette année à Cannes ?

    Je suis content qu'il y ait une nouvelle vague en Égypte, dont le leader est justement Ibrahim El Batout, en particulier dans le cinéma indépendant. Il y a aussi Ahmad Abdalla le réalisateur de Microphone et Amro Salama le réalisateur de Asmaa, et puis il y a bien sûr Yousry Nasrallah qui est un peu plus âgé que nous et qui fait partie également de ce mouvement. Ces gens-là me donnent de l'espoir et me rendent optimiste concernant le cinéma égyptien. Cependant, je ne suis pas sûr que l’on soit influencé l’un par l’autre. Le seul qui pourrait m’influencer c'est Amro Salama car c'est lui qui m'a initié à la réalisation. J'espère vraiment qu'un jour il y aura un style qu'on nommera le cinéma arabe. Parmi mes réalisateurs préférés, il y a Fatih Akın et Terrence Malick. J'adore ses mots et son atmosphère poétique. J'aime aussi Darren Aronofsky, la folie de Quentin Tarantino, Wong Kar-Wai, Walter Salles et il y a aussi un réalisateur égyptien que j'aime beaucoup et qui s'appelle Atef al-Tayeb. C'est peut-être le réalisateur qui me touche le plus. Je pense que tout le monde connaît un peu le même parcours d’initiation au cinéma : quand tu es tout jeune, tu es impressionné par le cinéma hollywoodien et puis après tu commences à découvrir petit à petit les vraies perles du septième art.

    Le film a t-il été projeté dans d'autres pays arabes ? Avez-vous déjà eu des problèmes de censure ?

    Oui il a été programmé au Maroc et aux Émirats arabes unis où il y a eu une très bonne réception. Tous les Arabes que j'ai rencontrés là-bas m'ont dit que ce qu'ils ont vu dans le film, faisait partie de leur quotidien, mais que personne ne posait le problème de manière aussi directe dans leurs pays. Le film a été programmé dans des festivals et les réactions étaient bonnes parce que c'était destiné à un public averti. Par contre, en Égypte, tout le monde l'a vu, ce qui a permis de créer toute une polémique. Il y a eu un dialogue social et les gens se sont demandés si c'était une réalité ou une fiction. Tout le monde n'était pas convaincu de la véracité de ces faits. Comment les hommes peuvent-ils savoir que ceci se passe dans leur pays si les femmes se taisent et ne parlent pas de ce qu'elles subissent quotidiennement ? Ce qui est bien, c'est qu'il y a eu des femmes qui ont invité leurs maris à voir le film pour ensuite aborder le sujet et leur dire que c'est ce qu'elles vivaient réellement. Pour ce sujet, le vrai problème c'est le silence et heureusement que ce film a fait bouger les eaux stagnantes.

    Pensez-vous que le film a participé d'une manière ou d'une autre à attiser la flamme révolutionnaire chez les jeunes ? Et que pouvez-vous nous dire de la situation actuelle du cinéma engagé en Égypte ?

    Non, Je ne peux pas dire que le film a eu un impact direct sur la Révolution. Dans des films comme Asmaa que j'ai écrit avant la Révolution ou Femmes du Caire de Yousry Nasrallah, tu ressens l'âme révolutionnaire. Dans tous ces films, tu vois très bien que les gens ne sont pas satisfaits de la situation du pays. Mon film a eu la chance d'avoir une belle synchronisation puisqu'il est sorti juste un mois avant la Révolution. Le film l'évoque implicitement puisqu'il pousse les gens à parler, à se lever pour leurs droits en véhiculant des messages comme : « Libère-toi du silence ! », « Combats ta société quand elle va à l'encontre de la justice ! » etc. Mais on ne peut pas prétendre qu'il y a eu quelque chose qui a attisé la flamme révolutionnaire plus que la Tunisie. Ce qui s'est passé en Tunisie est le vrai point de départ de la Révolution égyptienne. L’Égypte était prête à faire la Révolution bien avant la Tunisie, mais ne l'a jamais faite parce qu'on n’y croyait pas. Le jour où la Tunisie a réussi, c'est là qu'on a senti que tout était possible.

    Quel est, d'après vous, l'impact des évènements de janvier 2011 sur l'industrie du cinéma égyptien ?

    La situation actuelle est très délicate. Je dis toujours que l'Égypte a le cancer et qu'elle est en train de subir une chimiothérapie pour en guérir, ce qui est très dur à vivre. Il y a plusieurs années que les Égyptiens sont privés de libertés. Voilà pourquoi aujourd’hui, les gens on du mal à les gérer. On est tous des apprentis dans ce domaine. Chacun croit que l'Égypte lui appartient et je trouve que tout ceci est normal et que c'est une transition inévitable. En France, il a fallu cent ans pour qu'il y ait une certaine stabilité après la Révolution française. Je pense que nous ne connaîtrons pas de « stabilité » avant cinq ans. C'est un traitement dont on doit payer le prix. Ce qui est certain, c'est que tous ces évènements déterminent un tournant dans le cinéma égyptien. On ne peut plus aborder un sujet sans évoquer la Révolution d'une manière ou d'une autre. Cela fait partie de notre quotidien désormais. Tout changement politique est toujours accompagné d’un éveil culturel et artistique. Pour le cas de l'Égypte, ça commence avec Après la bataille de Yousry Nasrallah qui est sélectionné à Cannes en compétition officielle et je pense que c'est de bon présage. J'attends encore beaucoup de bonnes choses de cette nouvelle vague égyptienne qui m'insuffle du courage et de l'optimisme.

    Propos recueillis par Zakia Bouassida

    Bande-annonce des Femmes du Bus 678

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