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    "Abus de faiblesse" : Catherine Breillat "n'invente jamais rien"
    Laetitia Ratane
    Laetitia Ratane
    -Responsable éditoriale des rubriques Télé, Infotainment et Streaming
    Très tôt fascinée par le grand écran et très vite accro au petit, Laetitia grandit aux côtés des héros ciné-séries culte des années 80-90. Elle nourrit son goût des autres au contact des génies du drame psychologique, des pépites du cinéma français et... des journalistes passionnés qu’elle encadre.

    "Abus de faiblesse", elle l'a vécu, écrit et aujourd'hui mis en scène. A l'occasion de la sortie de son film, nous avons interviewé Catherine Breillat, cinéaste battante et vulnérable, nichée dans sa petite maison de l’Est parisien. Rencontre sans arme et désarmante.

    © Flach Film

    On lui doit Romance, À Ma Soeur ! ou Sex Is Comedy. Cinéaste sulfureuse et brillante, Catherine Breillat est aussi écrivaine. Son histoire, elle l’a déjà racontée dans un livre. Puis il y a eu le procès. Neuf ans plus tard, un film en est né.

    Rappel des faits : alors qu’elle souffre encore des suites de son accident vasculaire cérébral, Catherine Breillat rencontre le fascinant Christophe Rocancourt, escroc célèbre du tout hollywood. Elle lui propose un projet de film (Bad Love) et l’écriture d’un scénario... Un an et demi plus tard, elle l’accuse d’avoir profité de son état de faiblesse pour lui soutirer plus d’une dizaine de chèques d’un montant total d’environ 700 000 euros.

    A l'occasion de la sortie en salles de son film éponyme Abus de faiblesse, nous avons rencontré Catherine Breillat, femme à la fois battante et vulnérable, nichée dans sa petite maison située dans les hauteurs de l’Est parisien. Intime Breillat, souriante, confiante, sans arme et désarmante.

    Allociné : Votre film sort enfin en salles. Dans quel état d’esprit êtes-vous à ce moment précis de votre vie ?

    Catherine Breillat : Comme lors d’un saut en parachute, lorsque la terre commence à vous monter au nez. Si on ne sait pas comment atterrir, c’est terrible ! Aujourd’hui, j’espère beaucoup de choses. Que mon film plaise, j’en suis sûre, il est plus grand public quand même. Mais il faut que les gens aillent le voir en se disant qu’il y aura un côté "comédie", malgré tout. S’ils y vont pour en connaître plus sur Rocancourt, ce n’est pas bien, parce qu’il faut le rappeler, ce film est quand même un mensonge qui dit la vérité.

    "Ce que j'ai vécu est un abus de faiblesse. Par contre entre la réalité et la fiction, la nature des personnages a changé."

    Juridiquement, je n’en déroge pas d’une ligne, ce que j'ai vécu est un abus de faiblesse, oui. Par contre, entre la réalité et la fiction, la nature des personnages a changé. Ce n’est pas un biopic ! Je ne suis pas une narcissique. C’est du spectacle ! Il y a un côté champagne, un côté comédie américaine que je voulais mettre car moi je l’ai vécu comme tel. Si ça avait été un biopic, il y aurait beaucoup plus une forme de réquisitoire. Parce que j’aurais choisi de montrer l’âpreté de la situation. Or l’âpreté ici vient des conséquences…

    © Flach Film Production

    Parlez-vous de cette relation que vous mettez en scène…

    Sans Lui, Elle ne peut pas marcher. Sans Lui, Elle ne peut pas couper sa viande. Je n’ai pas beaucoup insisté sur son infirmité mais on voit bien quand même qu’il s’agit d’un handicap violent. On comprend qu’il est celui qui lui donne de la légèreté, lui permet d’être à nouveau gaie comme une adolescente, la fait oublier. Elle veut rire encore et encore… C’est au moment où elle lui parle de son idée de film qu’elle lui donne les clefs d'elle-même, car toute œuvre révèle quelque chose de soi. Sans le savoir, elle se met alors à sa merci.

    "Dans cette espèce d'amitié incroyable que je mets en scène, il y a de la sincérité."

    C’est l’histoire du scorpion et de la grenouille. Le scorpion lui demande de l’aider à traverser la rivière. Elle, fort raisonnable, refuse car en tant que scorpion, elle sait qu’il va la piquer. Lui aussi très logique, la rassure : "Non voyons, car si je te pique, je me noierai." Elle accepte donc et évidemment au milieu de la rivière, il la pique, elle meurt et lui se noie. Lui, c’est un scorpion et il le reste. Dans cette espèce d'amitié incroyable que je mets en scène, il y a de la sincérité. Il est à la fois sincère car sinon ça ne marcherait pas, et il est à la fois lui-même, répugnant.

    © Flach Film Production

    Le choix de vos interprètes a-t-il été difficile ?

    Alors là, non, pas du tout. Pour Isabelle Huppert, j’ai décroché mon téléphone ! Vous savez, il y a deux films que j’ai voulu faire avec elle. Le premier, elle me l’a carrément refusé, l’autre elle hésitait. Ça m’énervait tellement, je ne voulais pas prendre le risque qu’elle refuse donc j’ai pris Anne Parillaud (pour Sex is Comedy ndrl) qui elle, voulait faire un film avec moi. Entre parenthèse, c’est toujours celle qu’on prend qui est la meilleure. Anne était mieux ! Mais pour ce film-là, ça devait être Isabelle. Il fallait qu'il y ait un gap culturel entre elle et lui.

    "Il fallait qu'il y ait un gap culturel entre elle et lui, même si dans la vie, Rocancourt est largement aussi intelligent que vous et moi"

    C’est inouï d’ailleurs et on ne le soupçonne pas parce que c’est une intelligence acculturée, mais dans la vie, Rocancourt est aussi intelligent qu'Isabelle, vous et moi. Il fallait tout de même ce gap et elle convenait aussi pour cela. J'ai donc pris mon téléphone et j’ai dit "Bon Isabelle, qu’est-ce que tu attends ! Que je sois morte pour faire un film avec moi ?! Là, tu vas faire Abus de faiblesse". Elle ne pouvait pas me dire non ! C’était un rôle pour elle ! Travailler avec elle, c’est très très facile, sauf les trois premiers jours. Je sais que je suis un tyran fou furieux. Mais là quand même, je trouvais qu'en tant que metteur en scène, c’était bien à moi prendre la place du dictateur. Et elle, comme actrice, elle peut vouloir l'être car il n’y a presque rien besoin de lui dire.

    "Après ce bras de fer entre elle et moi qui a duré deux ou trois jours, ça n'a été que de l'amusement"

    De mon côté, je chorégraphie toujours et injecte ainsi beaucoup de ce que doit être la scène. Elle, elle joue. Isabelle est extraordinaire, on n’a pas besoin de la pousser. Après ce bras de fer qui a duré deux ou trois jours, ça n’a été que de l’amusement entre elle et moi.

    © Flach Film Production

    Kool Shen, je ne l’ai pas repéré. Je voulais ce que j’appelle un corps de rappeur. Je voulais qu’il habite cet espace vacant du loft, dans cette scène un peu agressive et féline. Je suis allée voir sur internet. J’ai trouvé Akhenaton, qui était mignonnet. L’histoire aurait eu alors quelque chose de romanesque. Donc non. Je suis allée voir ensuite NTM, le choix c’était évidemment Joey Staar, qui est formidable mais très sexuel. Là ça aurait été encore une autre histoire. Kool Shen lui, était beaucoup plus énigmatique. Il ne me connaissait pas, je ne le connaissais pas. Son univers était à mille lieues du mien et c’était d'ailleurs le sujet du film.

    "Kool Shen est très fort, il a une intelligence supérieure, j'en suis restée ébahie"

    Il est très très fort, c’est lui qui écrit ses textes, ça fait aussi une très grande différence. Il a une intelligence supérieure. J’en suis restée ébahie. Et puis je lui ai fait faire des essais parce que contrairement à ce qu’on croit, j'en fais beaucoup. Il avait l’énergie que je voulais, la félinité, c’était formidable. J’ai dit à son agent et à mon producteur que je le prenais. Puis, en me repassant ces essais, je me suis rendue compte que quelque chose n’allait pas. En jouant, il pensait trop à Rocancourt. Je lui ai dit qu’on allait droit dans le mur. Je lui ai montré à quel moment il était formidable et ce que je voulais.Je lui ai fait ensuite apprendre la scène de séduction d’À Ma Soeur !, qui est hyper littéraire, très longue, bourgeoise. Là, il n’a plus eu aucun repère.

    "Il a aimé l'idée de pouvoir se libérer complètement du personnage dont on s'inspirait"

    C’était impressionnant : il parlait, on n’entendait plus les virgules, les points. Et à ce moment-là, vous savez, une tension s’opère, une espèce de fièvre. Lui est épuisé, mon assistant est épuisé, je suis épuisée parce qu’il y a une espèce d’énergie vitale, de passion aussi. Une alchimie entre nous, un "parce que c’était lui, parce que c’était moi". Il a aimé l’idée de pouvoir se libérer complètement du personnage dont on s’inspirait.

    © Flach Film Production

    Vous avez dit : "J’attends de mes acteurs l’éblouissement, l’étonnement perpétuel. Que je ne m’ennuie pas dans les rushs, que je les regarde comme au premier matin de l’amour".  Isabelle Huppert et Kool Shen devaient-ils à la fois arriver à vous surprendre et en même temps à coller à ce que vous aviez vécu intimement ?

    La trame est complètement autobiographique mais si ça avait été complètement moi et ce que j’ai vécu, ça m’aurait profondément ennuyé. Il fallait qu’il y ait quelque chose qui soit de leur nature à eux. Dans la vie, lorsqu’on dit quelque chose, il arrive que ça ne soit pas sur le ton qu’on imaginait. J’aime les acteurs qui ne disent pas les choses telles qu’elles sont écrites avec le ton qu’on attend, sans cette fantaisie qui vient dans la vie.

    "Je ne nous vois pas en eux, non, mes personnages ne ressemblent ni à Rocancourt, ni à moi"

    Isabelle, déjà physiquement ne me ressemble pas. Et avec le recul, elle est comme ce qui est dit à la fin du film : "c’est moi et c’est pas moi". Kool Shen ne ressemble vraiment pas à Rocancourt, il est plus âgé. Il n’a pas du tout ce côté gandin, gigolo. Il ne fait absolument pas de charme. La relation a beaucoup de charme, sans qu’il en fasse. Et ça c’est beaucoup mieux. Non décidément, je ne nous vois pas en eux, ils ne nous ressemblent pas.

    © Flach Film Production

    Comment avez vous réussi à ne plus être l’objet de cet abus de faiblesse en en faisant un sujet, une

    œuvre…

    Je n’ai pas réussi tout de suite, pas avec le livre. Le livre est un récit, mais à l’époque, je ne savais pas ce qui m’était arrivé. J’ai demandé son aide à Jean-François Kervéan parce que je pleurais tout le temps. Je l’interrogeais et il me répondait : "oui, c’est un abus de faiblesse !" Tout cela avait une visée peut être un peu cathartique, parce qu’il fallait que je comprenne. Au début, le livre devait s’intituler "La Hyène", c’était âpre, peut-être même vengeur. C’est après que j’en ai fait un sujet, avec le film. Lorsque j’ai pu redevenir cinéaste.

    "Il est vrai que lorsque mon producteur parlait de Rocancourt, je me mettais à pleurer... Il fallait que je garde cette distance essentielle."

    Bon, il est vrai que lorsque mon producteur parlait de Rocancourt, je me mettais à pleurer et lui demandais de parler de mon personnage, Vilko. Afin que je puisse garder cette distance essentielle. Le scénario a été très difficile à écrire, plus long que le livre même car j’étais alors dans une profonde dépression, qui a duré longtemps. Aujourd’hui, je suis toujours aux abois, mais j’ai avancé, le film est fait. C’est énorme.

    © Flach Film Production

    Un film qui étrangement s’intègre parfaitement à votre univers, un film dont on peut dire "c’est du Breillat"...

    J’ai eu très peur de faire un film sur moi, ce que je trouverais quand même nul, plutôt qu’un film de moi. Et c’est vrai que je me suis rendue compte que c’était quand même de moi, avec les premières critiques anglo-saxonnes. Parce qu’ils ne sont pas comme les Français, ils font référence à tous les films que j’ai faits. Ils vont rechercher dans l’œuvre et pour eux aussi, ce sont mes thèmes. On ne se refait pas !

    "Dans ce qu'on fait, on met toujours quelque chose de sa nature"

    Ce que vous soulignez prouve bien que dans tous les films, dans ce qu'on fait, on met quelque chose de sa nature. Mais même le scénario de Bad Love, c’est finalement la même chose. En âpre. Y’a un crime, mais c’est la même chose...

    © Flach Film Production

    Vous avez d’ailleurs confié que vos personnages existaient déjà, bien avant la manipulation dont vous aviez été victime…

    Oui, je parlais de mes scènes de "babydoll déglinguée". Après mon accident cérébral, j’ai vécu ces scènes, et c’était tellement drôle, incongru, tellement comédie américaine, avec Audrey Hepburn et Cary Grant,  ou même Pretty Woman. Moi je ne sais pas faire ça. Et je trouvais ça formidable. Quand je vivais ces moments-là, le lendemain je les écrivais. Elle s’appelait Maud et il s’appelait Vilko. Mais je ne savais pas que ce serait pour ce film-là. Je pensais que ce serait pour un autre film.

    © Flach Film Production

    A propos de votre œuvre en général, vous écriviez déjà "tout ce que j’ai écrit, je l’ai vécu".

    Tout ! Ou alors je le pique à des gens. Notamment avec les faits divers, où je garde l’histoire et change la nature des personnages, qu’en général je ne connais même pas. Je mets des personnages à moi. Il n’y a pas une scène d’amour dans mes films qui ne soient pas une des miennes ! ça alors, on ne peut pas l’inventer ! (éclats de rire) Y’a celle de mes 14 ans, de mes 20 ans !

    "Je n'invente jamais rien"

    Je n’invente jamais rien, jamais une parole. Je la pique aux gens. Ou à moi-même car je suis comme un ordinateur. Je sais tout tout ce que j’ai entendu. Même les faits divers que je prends. Pourquoi je les choisis ces faits divers ? Parce qu’ils sont dans mes fantasmes, ils les révèlent.

    © Flach Film Production

    Avec ce film achevé, vous sentez-vous délivrée et prête à passer à autre chose ?

    Je me suis délivrée de cela lorsque j’ai renoncé à être remboursée réellement et aussi lorsque l’abus de faiblesse a été reconnu. Il faut encore que certains journalistes admettent qu’il a été condamné. Il a renoncé à faire appel. Je ne peux pas l’admettre s'ils ne l'admettent pas, c’est comme si j’étais coupable moi-même. Tout est faux de sa légende et les journalistes sont coupables de cela. Alors moi je suis une crétine de m’être fait avoir,  mais eux ? Ils sont aussi ridicules que moi.

    "Il y a autour de lui une affabulation qui a beaucoup plus aux Français"

    Par exemple, ses livres ne se vendent pas à 500000 exemplaires. Et mis à part Polnareff et moi, "l’escroc des stars" n’a volé que des playmates et des ringards d’Hollywood. Il y a autour de lui une affabulation qui a beaucoup plu aux Français. Ce petit Français de rien du tout qui vole des stars … Il raconte aujourd’hui que s’il avait couché avec moi, je n’aurais pas réclamé cet argent ! Ce serait un gigolo un peu cher payé, vous ne trouvez pas ?

    © Flach Film Production

    "Après cela, j'ai deux projets que je suis en train d'écrire..."

    J’ai deux projets que je suis en train d’écrire. Le premier est un fait divers, pas du tout politiquement correct et moderne. Je n’en dit pas plus parce que je n’ai pas envie qu’on me le pique. J’attends des aides de l’Etat. La première ébauche a été écrite en 15 jours mais est à reprendre. Il est encore trop proche de mes fantasmes, il faut que je le mette un peu plus dans la sociologie.

    L’autre est un sujet historique. Complètement différent. Un jour je ferai aussi évidemment Bad Love. Et je pourrai faire un aussi un film sur la rééducation après attaque cérébrale. Connaissez-vous un metteur en scène qui puisse dire et raconter ce qu’est une attaque cérébrale, la rééducation ET un abus de faiblesse, vous ? (Sourire)

    Propos recueillis par Laetitia Ratane

    "Abus de faiblesse"

    Abus de faiblesse

    Abus de faiblesse Bande-annonce VF

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