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    Masterclass de Jacques Audiard : "Trintignant, Kassovitz et Yanne étaient intrinsèquement chiants !"
    Laetitia Ratane
    Laetitia Ratane
    -Responsable éditoriale des rubriques Télé, Infotainment et Streaming
    Très tôt fascinée par le grand écran et très vite accro au petit, Laetitia grandit aux côtés des héros ciné-séries culte des années 80-90. Elle nourrit son goût des autres au contact des génies du drame psychologique, des pépites du cinéma français et... des journalistes passionnés qu’elle encadre.

    Jacques Audiard était à Cannes! "Un homme d’une ampleur et d’une qualité extrêmes", selon Thierry Frémaux, qui a livré dans le cadre de la section Classic une très belle leçon de cinéma, pleine d'humour et de confidences sur son oeuvre et ses choix.

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    Assistant-monteur à mes débuts, je comprends que le montage c'est de l'écriture...

    A l’époque je suis étudiant, je fais du Super 8, j’ai une pratique très artisanale donc. Puis j’ai une histoire avec une monteuse dont je m’intéresse au métier. Je fais un stage de montage et c’est une révélation ! J’aime ce rapport très physique que l'on a, à l’époque, avec ce matériau. Je gagne ma vie en tant qu'assistant-monteur et rencontre une très grande monteuse, oscarisée pour : Françoise Bonnot. Avec elle, je découvre ce qu’est la construction dramaturgique à travers le montage, je comprends que le montage, c’est de l’écriture.

    J’écris ensuite des scénarios. Pour Mortelle Randonnée, que j'ai écrit avec mon père Michel Audiard, on a fait un casting de metteur en scène. On a vu Patrice ChéreauAlain Corneau puis Claude Miller. Lui voulait passer à un cinéma de décor après les publicités qu’il faisait. Le projet lui a donc plu.

    Je ne passe pas à la réalisation parce que je suis frustré en tant que scénariste, pas du tout !

    Je ne passe pas à la réalisation parce que le scénario me fatigue ou que je me sens frustré. Pas du tout. J’y viens parce que j’ai une certaine idée du cinéma que je veux mener à bien. Dix ans après Mortelle Randonnée, je tourne Regarde les hommes tomber.

    La construction de ce film vient plutôt d’une idée de scénariste que de monteur. C’était un roman qui était en trois ou quatre parties avec à chaque fois un personnage dans une temporalité différente. J’ai eu l’idée un matin de replier le passé sur le présent et de voir ce que cela donnait. Cela a d'ailleurs ensuite posé des problèmes structurels de montage.

    C'est aussi sur ce film que j'ai compris que diriger des acteurs consistait surtout à parler des langues différentes avec chacun. On parle le Jean Louis Trintignant, le Jean Yanne. L'un a besoin de la psychologie de son personnage. L'autre veut juste savoir où il doit se placer.

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    "Regarde les hommes tomber" était un film éprouvant, pour lequel je me suis senti contraint.

    Je me souviens d’une économie de corsaire sur ce film. Et un défaut que j’ai à l’époque : j’emprisonne les acteurs dans l’espace, je les mets dans de très petits périmètres. J’y remédierai plus tard.

    Je ne peux pas penser à un comédien lorsque j’écris. J'aurais trop peur de refermer les choses, de rentrer dans les tics des comédiens influant sur le personnage, alors qu'il faut que ce soit l'inverse. Jean-Louis Trintignant a marqué mon adolescence de spectateur donc ce n'était pas un hasard que je lui propose. C’était plutôt un hasard que lui ai accepté ! Mathieu Kassovitz à l'époque n'a pas encore fait La Haine, il sort de Métisse, il est éblouissant. Jean Yanne, ça s'est fait comme ça.

    Avec eux, c'était tout de même difficile. Les trois étaient intrinsèquement chiants. Je me souviens du premier jour de tournage avec Jean-Louis. Quand il voit la disposition de la scène avec la prostituée, il ne veut plus faire le film. Je me revois lui parlant, lui regardant, je ne sais plus ce que j'ai dit mais il l'a fait. On revenait de loin ! Ce premier film était éprouvant, je me suis senti contraint. Quand je revois ces images, je ne suis pas très à l’aise, c’est tassé, pas assez dynamique.

    "Un héros très discret", je l'ai presque fait contre mon premier film...

    Un héros très discret est presque fait contre mon premier film. C’est de la reconstitution d’époque, je prends enfin du plaisir à le faire. A l’époque, je cherche encore quelque chose et il faudra attendre Sur mes lèvres pour que j’affine ma vision de la lumière et du cadre.

    Sur le tournage de Regarde les hommes tomber, Kassovitz m'avait confié sa non-envie de devenir acteur. Entre temps, il a fait la Haine. Je ne pensais pas qu’il continuerait le métier et je lui ai donné le script d’Un Héros très discret assez tardivement. Je ne pensais pas qu’il accepterait.

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    Avec "Sur mes Lèvres", lorsqu'Emmanuelle Devos prend le pouvoir sur le film, je découvre la nécessité de créer une liberté...

    Après deux adaptations, j'écris Sur mes lèvres à partir d'une idée originale. Les scénarios me prennent beaucoup de temps. Celui-là a mis quatre ans. C’est un cas d’école. C'est sur ce film j’ai compris la nécessité de créer une liberté. Je ne mets pas en scène que des univers d’hommes et je ne pense pas aux acteurs en écrivant mais pour Emmanuelle Devos, c'était un peu différent. J’avais envie de travailler un jour avec elle.

    C’est difficile d’imaginer deux acteurs venant d’horizons de jeux aussi différents qu’Emmanuelle et Vincent Cassel. Ils se sont complétés. C’est une actrice très autoritaire, qui fait des choix. Je ne savais pas exactement comment caractériser le personnage : était-elle cynique, intrigante ? Etait-elle innocente et potentiellement victime? Et sur la scène où elle s’évanouit au milieu d’un bureau, les deux choses étaient possibles, donc j’ai voulu faire les deux versions. Emmanuelle a choisi de faire en premier la prise sincère. Elle a été tellement juste que je ne pouvais même plus envisager l’autre version. Elle a orienté le film et rendu extrêmement simple et clair ce que les auteurs n’avaient pu cerner. J’ai réécrit la suite, la nuit, après qu’elle ait pris le pouvoir sur ce film.

    Avec "Sur mes lèvres", je comprends aussi l'importance de distinguer le métier d'opérateur de celui de cadreur...

    Sur ce film j’apprends plein de choses. Mathieu Vadepied est un magnifique opérateur mais surtout un grand cadreur car il met dans le cadre plus que ce que je vois moi-même. Je comprends alors que je préfère faire la distinction entre le cadre (qui peut me mettre dans un état d’hystérie avancée) et la lumière alors qu’en France, ces deux métiers n'en font souvent qu'un. J’aime que le cadreur soit avec moi à la fin d’une prise et non pas concentré sur sa future lumière. Le cinéma, c’est réaliste, il ne faut pas se tromper là-dessus. J’échange des photos ou des films avec mon équipe, mais je fais surtout des repérages.

    J'ai privilégié le gros plan car il s'agissait du portrait d'une femme malentendante et aussi parce que tout était intéressant chez Emmanuelle. J'ai fait avec elle un "cinéma de myope", comme disait mon ex femme.

    UGC Distribution
    Avec les comédiens, quelque chose autour des répétitions se met donc en route après ce film et donc dans "De Battre mon coeur s'est arrêté".

    J'ai choisi de vous présenter une scène coupée de Sur mes Lèvres, dans laquelle Emmanuelle Devos interroge Vincent Cassel sur le métier de prostituée, parce que j'ai compris une chose importante ce jour-là : on a fini notre journée de travail et très vite, avec un argument de comédie simple, on improvise. Et on obtient un truc qui m’enchante. La suite de mon travail sera faite de cela.

    Avec les comédiens, quelque chose se met donc en route. Je répète davantage et surtout autour de scènes qui ne sont pas dans le film. J’écris des scènes autour des personnages, des arguments de scènes pour ne pas user le texte d’un film. Garder sa primeur, sa fraîcheur. Ces improvisations-là sont dans un cahier B, un corpus de scènes inutiles au film mais qui, si je les utilise au montage, sont aériennes et donnent au film une autre dimension qui me rend heureux.

    Je demande assez impérativement à ma monteuse, Juliette Welfling que notre premier bout à bout n’excède pas de dix minutes le montage final. Il faut très vite purger le film de ses imperfections. On peut s’habituer sinon à la mollesse de ce qu’on a gardé en début de travail. Je ne regarde pas les rushs moi sur le tournage, pour ne pas revenir en arrière. La vraie question de la mise en scène, c’est d’être toujours dans le temps qu’on raconte. Je demande à Juliette de travailler sur des moments et de me les représenter de manière différente. Par exemple sur Un prophète, elle a fait passer du temps à un moment donné où le scénario ne posait pas cette question. En mettant un plan de neige, elle a posé de la durée.

    Roger Arpajou
    Pour "Un prophète", j'ai choisi Tahar Rahim parce que je voulais combler le peu de rapport qu'il y a entre la rue et le cinéma...

    Les gens parlent souvent du Prix du jury, du Grand Prix. Ce n’est pas clair ! Un prophète c'est surtout un autre scénario original et un film de genre. J’ai toujours eu un certain goût pour le film noir qui offre toujours un terreau sociologique. En France, à l’époque, je n’ai pas de souvenirs de beaucoup de films de genre et je me dis que je serais plus lisible si j'en fais un. Je visite des prisons. Je commence à comprendre que si on tourne vraiment dans une prison, le décor va nous dicter le film et que l'on sera dans du documentaire. Il faut se dégager d’une reconstitution du sujet et prendre la décision de fabriquer un décor, de rester dans le cinéma.

    J'ai choisi Tahar Rahim parce que, à ce moment-là, j’ai l’impression de connaitre les acteurs français et j’ai besoin de combler le peu de rapport qu'il y a entre la rue et le cinéma. Je voulais faire entrer des visages que je ne connais pas dans la grande forme du cinéma. Ça m’intéressait beaucoup. Et puis par exemple Vincent Lindon en prison ? Jamais je n’y croirais ! Il y a une obligation d’anonymat. Ce qui n’est pas la même chose pour le chef, qui doit être connu et qui, là, a une obligation de respectabilité. Et puis Niels Arestrup me fait penser à un Corse ! C’était un rôle pour lui!

    UGC Distribution
    La violence et l'amour sont les deux moments faux du cinéma. Sur "De Rouille et d'Os", le handicap déplaçait le regard lors de la scène d'amour...

    La violence et l’amour sont les deux moments du cinéma où l'on sait que c’est faux, où l'on est dans une convention. Même le porno est faux car le plaisir n’en est pas un. Dans ces cas-là, la question est : comment va-t-on mentir ? Je déteste la violence. Je la trouve répugnante. Tourner ces scènes dans Un Prophète, j’en ai horreur. Peut-être qu’à ce moment-là, j’ai l’impression de transgresser quelque chose.

    Pour De Rouille et d'Os, j'avais envie d’un mélo, de lumière, de soleil. En amputant le personnage féminin, le regard se déplace lors des scènes d’amour. La dimension érotique me touchait beaucoup sur ce film. J’aime filmer les corps parce que j’aime filmer les personnages, la chair. Ça m’émeut beaucoup.

    J'avais envie de travailler avec Marion Cotillard depuis La Môme. Le moment où elle apprend la mort de Marcel Cerdan. Ce que l’actrice fait là est inoui, à la limite du gênant, c'est d’un engagement fou. Il n’y a pas beaucoup de comédiennes qui soient capables de cette folie. J’avais envie de cela.

    Le cinema, c’est des envies, oui, mais c'est surtout des idées...

    Propos recueillis le vendredi 23 mai lors de la Masterclass de Jacques Audiard, interrogé par Michel Ciment.

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