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    Ce que "The Wire" nous a appris de Baltimore

    Elle n'a jamais eu la vocation d'être un documentaire. Et pourtant, "The Wire" est la seule série nous ayant offert des clés pour comprendre les démons de Baltimore et, plus largement, ceux des grandes villes américaines...

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    Baltimore, à feux et à sang. Durant plusieurs jours, la ville américaine a été le théâtre de violentes émeutes survenues juste après l’enterrement de Freddie Gray, nouvelle victime présumée de violences policières. Interpellé par la police le 12 avril dernier, ce jeune homme noir de 25 ans avait été transporté en fourgon. Arrivé à l’hôpital, il était dans le coma, les vertèbres cervicales brisées, et décédait sept jours plus tard.

    Toujours en cours, l’enquête sur cette mort suspecte met de nouveau sur le devant de la scène les bavures policières et les tensions raciales qui rongent les Etats-Unis depuis trop longtemps. Tensions qui s’étaient violemment ravivées l’an passé à Ferguson après la mort du jeune Michael Brown.

    Si ces deux affaires se ressemblent fortement, les émeutes de Baltimore ont pourtant une résonnance différente. D’une part, Baltimore est 30 fois plus habitée que Ferguson et presque aussi peuplée que Washington. Dotée d’un riche passé industriel, elle connait depuis des années une situation économique précaire surtout dans certaines zones de la ville et, donc, une forte disparité sociale, ses quartiers pauvres devenant même de plus en plus pauvres.

    Selon Forbes, le taux de chômage du quartier où les émeutes ont eu lieu s’élevait à 19.1% en 2011 et, autre chiffre alarmant, près d’1/4 des habitants vivaient alors sous le seuil de pauvreté. Mais, c’est surtout son ancrage dans le milieu de la drogue et la criminalité qui en découle qui ont souvent fait parler de Baltimore même si, ces dernières années, la criminalité soit bien en déclin. Les enfants noirs de Baltimore ont ainsi presque neuf fois plus de "chances" de mourir avant l’âge d’un an que les enfants blancs. Baltimore, contrairement à Ferguson, a aussi élu des cadres administratifs issus de la communauté afro-américaine, la Maire et le chef de la police en tête. Baltimore, c’est tout ça et c’est aussi la ville qui nous a été dépeinte dans The Wire.

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    Peu de grandes villes américaines ont été aussi profondément dépeintes par la fiction. Et si certains créateurs, auteurs ou réalisateurs, basent presque toute leur œuvre sur l’exploration d’une seule et même ville - Los Angeles est l’obsession de Raymond Chandler, James Ellroy, Michael Connelly ou encore Michael Mann - David Simon a d’abord posé un regard de reporter sur sa ville avant d’en détailler le système dans la fiction. Via les livres Baltimore et The Corner (le livre et la minisérie), il a offert des moyens de découvrir et comprendre Baltimore et ses démons, mais c’est bien The Wire qui a eu le plus de résonnance à travers le monde.

    Beaucoup ont pensé que The Wire allait à l’encontre de Baltimore"

    Rien d’étonnant à ce que David Simon, qui réside toujours à Baltimore, ait lui-même réagi sur son blog, en appelant au calme et à la réouverture du débat. Rien d’étonnant à ce que les médias aient ensuite repris ses réactions et celles du casting. Mais, il ne faut pas non plus s’étonner que d’autres aient voulu, en contrepartie, rappeler que Baltimore, ce n’est pas tout à fait The Wire et que les habitants des zones concernées par les émeutes ne peuvent pas voir leur situation amalgamée à une série télévisée. Que la ville ait été stigmatisée par la série n’est pas un débat nouveau, beaucoup lui ayant déjà reproché de ne pas se positionner positivement et de ne montrer que la partie obscure du tableau, misère et drogue incluses, en zappant l’autre Baltimore, celui des musées ou des universités.

    David Simon est exposé à ses critiques depuis déjà un bon moment. En 2012, il nous avait d’ailleurs confié :

    "Beaucoup de gens ayant lu Homicide et The Corner et vu The Wire sont arrivés à la conclusion erronée que ces œuvres allaient à l’encontre de la ville de Baltimore. Que ces histoires, ces narrations prenaient position contre l’idée de la vie urbaine, de ce que cela signifie d’être américain et de vivre dans une ville américaine. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. Je vis à Baltimore, je crois en cette ville, je suis investi dans l'idée de la Ville (…) Nous devenons plus urbain et pas moins. Et la manière dont nous allons comprendre comment vivre de plus en plus ramassés, entre personnes de cultures diverses, de confessions différentes, avec ce mélange social, cette densité sociale... Que nous y arrivions ou pas en tant qu'espèce, à mon sens, c'est la grande question du XXIème siècle."

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    Le réalisme avant tout

    Bien évidemment, une série ne pourra jamais expliquer toutes les raisons d’une tragédie ni toutes les répercussions sur un environnement. Il faudrait 100 ans et 100 saisons pour saisir toute l’histoire de Baltimore. 100 fois plus pour celle des Etats-Unis. Et encore. The Wire n’est donc pas un documentaire. En revanche, et ce n’est pas vraiment contestable, plus que n’importe quelle série, elle a permis d’éclairer une partie des problèmes. Elle a permis de mettre en avant des individus qui n’avaient pratiquement jamais été mis en avant dans la fiction télé, elle a permis de donner des clés pour comprendre une situation complexe qui concerne Baltimore mais, plus largement, toutes les grandes villes américaines.

    "Si quelque chose n'aurait pas pu se produire, on ne le mettait pas dans la série"

    "Je ne veux pas faire quelque chose qui ne sert qu’à occuper les gens dans leur temps libre", nous expliquait David Simon il y a maintenant trois ans. Il faut dire qu'avec son comparse Ed Burns, ils n’ont jamais été là pour faire du divertissement. David Simon a été reporter pour le Baltimore Sun tandis que Burns est un ancien détective devenu instituteur. Tous deux ont cherché à infuser dans la fiction les expériences de la vie réelle qu’ils ont pu vivre sur le terrain, s’inspirant de situations et de personnalités ayant véritablement existées.

    => Je suis un meilleur reporter que je ne suis romancier"

    Avant The Wire, Simon a passé un an dans le département de la police criminelle de Baltimore pour écrire Baltimore puis une autre année avec Burns dans les quartiers ouest de la ville, rongés par la drogue, pour l’écriture de The Corner. Des enquêtes journalistiques dont on retrouve la trace dans The Wire. "Je ne suis pas très doué pour imaginer des choses. Même pour The Wire, lorsqu'on se conformait à des faits réels, il y avait de la triche, car on se trouvait dans le drama, contrairement à "Baltimore". Mais même là, notre règle était : c'est arrivé ou ça aurait, sans conteste, pu arriver ou il y a des rumeurs selon lesquelles c'est arrivé mais on ne peut pas tout à fait prouver que c'est arrivé. Mais si cela n'aurait pas pu se produire, nous n'en voulions pas dans l'épisode. Appliquer cette rigueur, cette règle, a modelé une série différente.

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    Portrait sous transfusion

    C’est vrai que The Wire aurait pu se contenter de suivre une unité de la police chargée de faire tomber les plus gros dealers. Mais, durant ses cinq saisons, elle a choisi une autre direction, celle de la fresque sociale. Elle a voulu offrir un portrait en profondeur d’une ville et d’une société, elle a choisi d’examiner les instances en puissance, à démanteler chaque système et institution et à explorer toutes les couches de la société, en donnant la parole à toute une pléiade de personnages et pas à un simple héros.

    Chaque saison soulève donc un pan différent, en gardant en filigrane le trafic de drogue. La première suit ainsi la confrontation entre la police et les gangs, des deux points de vue. La seconde offre le tableau tragique de la mort de l’industrie, autrefois cœur névralgique de la ville, en s’installant dans le port de la ville. La troisième saison explore les rouages politiques de la ville. La quatrième, elle, s’intéresse au système éducatif de la ville. Quant à la cinquième, elle propose une plongée dans le monde du journalisme.

    => Panier de la rédac' : les rues sanglantes de Baltimore

    Le crime a un poids

    Même si sa criminalité a baissé ces dernières années - surtout par rapport aux années 90 – Baltimore reste l’une des villes les plus dangereuses des Etats-Unis. Fortement due aux gangs, la criminalité n’a jamais été aussi profondément examinée que dans The Wire. La série montre comment les gangs ont de l’influence sur la ville, notamment sur la jeunesse, et comment la guerre des territoires peut fonctionner et à quelle échelle. Elle a aussi montré que, parfois, et ça a d’ailleurs été le cas lors des récentes émeutes, les gangs savent mettre provisoirement leurs différents de côté...

    Une jeunesse abandonnée

    Dans les zones les plus pauvres de la ville, touchées par le chômage, la drogue et la violence, l’école a également du mal à fournir des perspectives à la jeunesse. Selon Forbes, moins de 60% des lycéens de Baltimore quittent le lycée avec leur diplôme en poche, un chiffre très en deçà de la moyenne nationale, bon nombre de jeunes se tournant alors vers l’économie parallèle. Cette réalité est l’une des réalités qui a été le mieux retranscrite dans The Wire, notamment dans la saison 4. Cette dernière offre le portrait de plusieurs adolescents qui, en l’espace d’une année scolaire, vont voir leur vie changer par un destin presque déjà tracé. Chacun à leur manière, Michael, Bodie, Randy, Dukie ou Namond perdront leur innocence et ne finiront pas la série comme ils l’avaient commencée.

    Obama interviewe le créateur de The Wire

    Police et politiciens dépassés

    Ce que The Wire a également réussi à dessiner, c’est l’impuissance des politiques face au problème de la drogue. L’impossibilité de mener à bien cette guerre sans fin, c’est tout le propos de la série de David Simon. Dépassés, frustrés, les policiers de The Wire ne savent plus trop pourquoi ils se battent, ils sont souvent mal formés et font face à une administration policière obsédée par les statistiques (et non pas le "real police work").

    Cette dernière est, elle-même, observée de près par les politiques de la ville qui ne pensent qu'à leur propre avancement personnel et/ou abandonnent très vite la lutte. Seuls quelques individus tentent de faire bouger les choses à leur niveau, à l’image de Prez, de Cutty ou encore de Bunny Colvin qui va tenter Hamsterdam, une expérience sociale – qui n’a jamais eu lieu dans la réalité – de zone où la drogue circule en toute impunité.

    Un cycle éternel

    Drogue, violence, chômage, jeunesse en perdition, zones sinistrées, abandon des pouvoirs publics… Le portrait que nous a offert The Wire de Baltimore est loin d’être optimiste, il est même désastreux. Dans The Wire, rien ne change et, pourtant, tout recommence, se répète dans une boucle terrible d’erreurs mais aussi de petits efforts individuels, souvent vains. Les personnages sont parfois abandonnés pour toujours quand d’autres reviennent de temps en temps. Certains sont sacrifiés pour qu’une Institution survive quand presque tous se voient remplacés, à l'infini, par des versions plus jeunes d’eux. Quant à l’honnêteté, elle n’est pas vraiment une qualité qui permet d’avancer.

    The Wire, ce n’est donc pas un documentaire mais une série exigeante qui permet de comprendre un peu mieux la situation de Baltimore. C’est une fresque sociale passionnante créée par des amoureux du détail qui ont toujours eu le souci du réalisme. Ce n’est pas la réalité de tous les habitants de Baltimore mais une réalité. Et c’est surtout un regard sur la société contemporaine et ses absurdités, un regard pointu et acerbe, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.

    Le dernier épisode de The Wire, ça ressemble à ça :

     

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