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    Amnesia : Barbet Schroeder est "à cent pour cent pour le numérique."

    Alors que son dernier film, Amnesia, sort en salles ce mercredi 19 août 2015, le cinéaste Barbet Schroeder nous raconte la genèse de ce récit fortement inspiré par sa mère, qui a rejeté la langue allemande après la Seconde Guerre mondiale.

    AlloCiné : Vous traitez dans Amnesia du rejet, par les jeunes Allemands de l’après-guerre, de leur propre pays et de sa culture. Cela jusqu’à la chute du mur de Berlin. Que recherchez-vous, en sillonnant ainsi les zones grises de l’Histoire ?

    Barbet Schroeder : On a lu tant de livres et vu tant de films qui nous ont expliqué que ces questions étaient blanches ou noires ! Alors même que tous les grands écrivains en ont une approche nuancée : Dostoïevski, Balzac… ils s’intéressent tous aux ambiguïtés de la conscience morale. D’une part, bien que ces sujets soient beaucoup traités, il ne reste peut-être plus que cela à explorer. D’autre part, la question du mal est la seule qui m’intéresse totalement : en quoi le mal est-il inhumain ? Sommes-nous tous concernés ?

    Le personnage de Marthe Keller est inspiré de votre mère…

    Librement inspiré.

    Ma mère n’a pas tourné le dos à toute la culture allemande, mais seulement à la langue.

    Bien qu’originaire d’Allemagne, votre mère a renoncé à la culture allemande, comme le fit le philosophe germanophile Vladimir Jankélévitch.

    Oui, c’est d’ailleurs pour ça que je me suis souvent appuyé sur son oeuvre pour élaborer ce film. C’est important aussi de lire ce que dit Hannah Arendt du langage. Ma mère n’a pas tourné le dos à toute la culture allemande, mais seulement à la langue. Elle a continué à jouer du Bach et du Schubert sur son violoncelle. Elle lisait aussi des livres en allemand. J’ai même trouvé sur le tournage un livre de Heidegger ! (La maison à Ibiza dans laquelle se déroule Amnesia appartenait à la mère de Barbet Schroeder, ndlr.)

    Est-ce que ce film est une manière de continuer le débat avec votre mère sur cette question ?

    Nous n’en avons jamais parlé. Elle me disait simplement qu’elle ne voulait plus des marques allemandes, comme Volkswagen ou Bosch. Moi, je la taquinais un peu et j’achetais volontiers ces marques-là. J’avais une Volkswagen, comme le héros de mon film. Mais elle ne l’exprimait pas de façon radicale et implacable. Elle disait simplement qu’elle n’aimait pas ça. C’était une règle qu’elle s’imposait à elle-même, pas aux autres. Certainement pas à ses enfants. Ce qui est dommage, c’est qu’elle ne m’a jamais appris à parler allemand. Je ne l’ai jamais appris.

    Amnesia s’intéresse aussi à la jeune génération, et en particulier à la musique électronique. Vous vous y connaissez bien ?

    J’ai appris à l’aimer ! J’avais même inscrit dans le scénario original les musiques qui m’inspiraient pour chaque scène dans lesquelles on devait entendre de l’électro. Ces références m’ont servi, par la suite, à mettre en scène les séquences musicales. (Barbet Schroeder nous montre sur sa tablette le scénario original, sur lequel nous découvrons qu’il a notamment beaucoup écouté le groupe originaire d’Antibes : M83). Celui qui me conseillait m’a fait écouter des heures et des heures de ce qui se fait de mieux dans le genre. J’aurais voulu trouver le compositeur le plus talentueux de la nouvelle génération pour enregistrer la bande-originale du film, mais ceux que j’ai contactés étaient trop occupés.

    Maintenant, cela devient une sanction de tourner en anglais.

    Comme beaucoup de vos films, Amnesia est tourné en anglais. Est-ce le reflet de votre identité, cosmopolite ?

    Je ne suis pas complètement français, et j’ai grandi dans un environnement où le cinéma était majoritairement américain. J’ai toujours fait des films américains. Même le premier, More. C’est vrai que, maintenant, cela devient une sanction de tourner en anglais, parce qu’il n’y a plus d’argent aux Etats-Unis pour des films comme les miens. Si je présente le scénario d’Amnesia à des producteurs hollywoodiens, ils me répondront : "Montrez-nous votre film quand il sera prêt".

    C’est drôle comme Amnesia ressemble justement à More, votre premier film.

    C’est vrai, il y a des similitudes. Avant tout, ce sont deux romans d’apprentissage allemands. Flaubert a écrit "L’Education Sentimentale", mais ce sont les Allemands qui sont à l’origine de ce genre littéraire. Ces deux films sont des romans d’apprentissage avec des Allemands qui descendent vers le sud, à Ibiza, pour s’ouvrir au monde et à eux-mêmes. Le héros de More fait une mauvaise découverte qui le conduit sur une voie de garage. Le deuxième, au contraire, y gagne quelque chose de beaucoup plus enrichissant et positif. L’autre point commun, c’est que les deux films ont été tournés au même endroit. Un endroit très fort, d’ailleurs, cette maison et ce qui l’entoure. Une certaine idée du Paradis qui, dans More, m'aidait à donner l’idée du plaisir de la drogue. Ce serait trop facile de tourner ces films-là dans des terrains vagues en ne montrant que l’horreur de l’addiction. Si les gens se droguent, c’est bien qu’ils ont une raison. Dans Amnesia, ce Paradis est si beau qu’il en devient dangereux, car il vous coupe du monde. Il vous permet de rester à l’écart, et c’est bien ce dont est accusé mon personnage principal, joué par Marthe Keller : vivre dans une bulle, hors du temps, dans l’amnésie. L’excès de beauté de cet endroit devient une prison dangereuse.

    Il y avait, pour vous, une correspondance entre cette musique électronique que vous utilisez dans le film et les Pink Floyds qui avaient composé la bande-originale de More ?

    Oui, puisque nous faisons des analogies entre les deux films. Tout à fait.

    Pourquoi avoir tourné Amnesia en numérique 6K ?

    J’en suis très fier ! C’est le premier film européen en 6K. Pas pour avoir une très haute définition sur l’écran. Mais j’ai vite compris ce que ça pouvait m’amener : ça révolutionne le montage ! Si je vous filme là, en plan général, je peux aussi avoir un gros plan sur vous en coupant tout simplement dans l’image. On peut le faire avec le 6K, mais pas avec le 4K. La définition n’est pas suffisante. Et ce n’est pas seulement une commodité qui me permet de réajuster mon échelle de plan. Ça m’aide à tourner plus vite, puisque j’ai moins de plans à mettre en boîte. Je me suis intéressé très tôt à la technologie numérique, dès que j’ai pu y avoir accès. Avec La Vierge des tueurs, j’ai été le premier à faire un film en haute définition. J’ai tout de suite décidé de tourner à plusieurs caméras (en veillant à ce que les prises de vue ne se croisent pas, bien entendu). J’ai même emmené cette technique de tournage à Hollywood ! J’ai fait Calculs meurtriers à deux caméras, ainsi que tous mes films suivants. Sur Amnesia, je faisais non seulement mon tournage avec deux angles, mais je tournais mes gros plans et mes plans larges en même temps. Donc j’avançais très vite.

    Je suis à cent pour cent pour le numérique. Il y a encore des gens pour tenir la citadelle de la pellicule… Tant mieux pour eux, je les félicite ! S’ils ont les moyens de faire leurs films comme ça, c’est très bien.

    Que pensez-vous de la disparition de la pellicule 35 mm ?

    Je vis avec mon temps. Le montage numérique, c’est quand même beaucoup mieux que le montage analogique : on peut essayer des tas de choses. Le cinéma numérique, à ses débuts, n’égalait pas la pellicule. C’était difficile d’y croire. Aujourd’hui, la définition est au moins dix fois meilleure que celle de la pellicule. L’étalonnage aussi est supérieur en numérique. J’étais d’ailleurs parmi les premiers à l’utiliser, mais d’abord pour son look. Je cherchais à obtenir le rendu vidéo pour le film La Vierge des tueurs, parce que je voulais avoir une image nette sur tout l’écran, pour que les bidonvilles soient bien visibles. Aujourd’hui, tout le monde veut créer artificiellement du flou sur son image : ça fait artiste. Moi je cherche une image bien nette. Je suis à cent pour cent pour le numérique. Il y a encore des gens pour tenir la citadelle de la pellicule… Tant mieux pour eux, je les félicite ! S’ils ont les moyens de faire leurs films comme ça, c’est très bien. Les impératifs économiques nous poussent quand même vers le numérique, d’autant qu’il n’y a plus de compromis esthétique ! L’avantage est même plutôt au numérique, de ce côté-là aussi, aujourd’hui.

    La bande-annonce d'Amnesia

    Propos recueillis par Gauthier Jurgensen à Paris le 26 juin 2015

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