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    Marco Tullio Giordana sur Lea : "les femmes vont refuser le rôle que la mafia veut leur faire jouer"
    Corentin Palanchini
    Passionné par le cinéma hollywoodien des années 10 à 70, il suit avec intérêt l’évolution actuelle de l’industrie du 7e Art, et regarde tout ce qui lui passe devant les yeux : comédie française, polar des années 90, Palme d’or oubliée ou films du moment. Et avec le temps qu’il lui reste, des séries.

    A l'occasion du festival de Beaune 2016, AlloCiné a pu rencontrer le réalisateur italien Marco Tullio Giordana, pour son film Lea, adapté d'un tristement célèbre faits divers lié à la mafia.

    Paname Distribution

    A l'occasion du Festival international du film policier de Beaune en mars dernier, AlloCiné a pu rencontrer Marco Tullio Giordana. Le metteur en scène italien s'est livré avec sincérité et un certain franc parler sur l'objet de son film Lea. Il raconte le parcours de Lea Garofalo, le combat d'une femme qui tente d'échapper à la mafia.

    ATTENTION ! SPOILERS CI-DESSOUS :

    Votre film est adapté d’un fait divers célèbre en Italie, mais peu connu en France. Est-ce que vous pouvez revenir sur la popularité de cet événement ?

    C’était un fait divers qui s’était passé à Milan en 2009. Il avait beaucoup touché l’opinion publique, car il y avait les dernières images de Lea qui se promenait dans la rue qui avaient été captée par les caméras de surveillance.(…) On y voyait finalement ses derniers instants de vie. J’avais été bouleversé par ces images, en me demandant ce qu’il y avait avant, et ce qu’il y avait après. C’était presque la bande-annonce d’un film dont il manquait tout le reste.

    Quelques années plus tard, au cours du procès dans lequel a été condamné le petit ami de Lea Garofalo, qui ne pouvait pas supporté d’être quitté par sa femme (…), la fille de Lea s’était retournée contre son père. Il y avait donc quelque chose en plus que l’assassinat d’une femme qui veut échapper à la mafia, il y avait aussi un drame familial très puissant. Et comme la mafia est organisée sur la famille, comme un ancien clan tribal, la rupture ne peut venir que de l’intérieur du clan. Et c’est pour cela que les crises de conscience des femmes sont très importantes pour arriver à combattre la mafia en Italie.

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    C’est une histoire terrible, belle et forte. Car il n’y a pas que le drame de cette femme assassinée, il y a la lutte de sa jeune fille qui va mener la même guerre. Le film a bien marché en Italie, car le public se souvenait de cette histoire. La réception critique a été généreuse et le film a marché auprès des spectateurs.

    Un succès d’accord, mais vous n’avez pas trouvé le moyen de le distribuer en salles en Italie. Est-ce dû au réseau de salles qui s’affaiblit ?

    Je n’avais aucun complexe à ne pas sortir en salles, car nous n’avons plus en Italie de réseau de petites salles où l’on peut soutenir un film comme le mien. Donc j’avais peur que le film sorte et qu’on le retire de l’affiche immédiatement, ce qui aurait été très négatif pour l’image du film. En le sortant directement à la télévision, il a touché 7 millions de téléspectateurs. Ça aurait été impossible au cinéma.(…)

    Est-ce que Lea… (il interrompt la question)

    Pour moi, quand on fait un film, on fait un film. L’essentiel est qu’il soit bien photographié, bien joué, bien dirigé et bien écrit à l’origine. Il n’y a pas de différence entre la télévision et le cinéma. Je n’ai pas privilégié les gros plans, je le fais comme si c’était pour une grande salle d’un pays européen ou pour une toute petite salle d’une toute petite ville en Afrique. Pour moi, c’est du cinéma partout, même si vous le regardez sur votre écran de portable.

    C’est juste, on le voit d’ailleurs avec des plateformes comme Netflix qui se développent, et le fait que le cinéma rentre directement chez les gens.

    J’allais vous demander si vous diriez que Lea est devenue un symbole de rébellion contre la mafia ? Ou est-ce plus ténue que ça ?

    On peut dire ça, parce que dans son cas, la justice est arrivée à poursuivre les coupables, à les arrêter et à les condamner. Malheureusement, dans d’autres cas, cela s’est avéré impossible. La plupart du temps, on est dans la défaite de l’Etat face au crime. Dans le cas de Lea Garofalo, on a finalement pu affirmer un vrai sentiment de justice et d’honneur envers cette femme, qui a été très courageuse et très solitaire. Elle n’a pas vraiment été soutenue dans la lutte contre sa famille mafieuse.

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    Justement, j’ai trouvé que le thème de votre film faisait écho à l’un de vos précédents, I Cento Passi, parce que même si Lea n’est pas politisée comme l’était Peppino, on retrouve ce thème de la rébellion face à la mafia.

    Oui. J’ai fait I Cento Passi en 2000, et l’histoire de Peppino Impastato était quasiment inconnue, même en Italie et même en Sicile. Et c’était très intéressant pour moi, car c’était un héros qui se rebellait contre la mafia dans sa famille. En plus, il y avait le contexte de 1968, car le film se déroulait à cette période de grand bouleversement politique, générationnel. Donc je ressentais que Peppino représentait l’adolescence curieuse et rebelle de tous les jeunes de cette époque. L’histoire de Lea est la même, sauf que Lea est dans la plus complète solitude. Peppino n’était pas seul. (…) Voilà ce qui a changé en 40 ans.

    Il y a également dans votre cinéma l’envie de dresser un portrait de l’Italie à un instant précis, et j’ai noté qu’avec Lea vous suivez plusieurs époques, comme vous l’aviez fait dans Nos Meilleures années.  Est-ce que c’était intéressant en termes d’images et de costumes, de passer des années 80 aux années 90 puis 2000. Comment  avez-vous travaillé votre image pour retranscrire ça ?

    (...) Lea est une espèce de voyage en Italie, qui suit l’évolution des personnages, je n’ai rien touché à la véritable histoire. Elle est partie d’un tout petit pays de la Calabre (…) et la mafia de la Calabre est présente dans toute l’Italie, surtout dans le Nord et dans toute l’Europe. Et les liens avec les pays d’origine restent très forts, car la matrice familiale est toujours l’élément central de la cellule mafieuse. Et on voit que ce petit pays est touché par la modernité grâce aux femmes. Ce sont elles qui changent quelque chose dans le rapport homme/femme.

    Dès le début du film, on voit qu’elle tient tête à son petit ami, elle parle, elle apostrophe, et ça c’est un grand changement qui va arriver dans la culture des années 80. Le style vestimentaire et les relations sexuelles vont évoluer dans l’après-68 et l’après-télévision, qui entre dans toutes les maisons et obligent à des vêtements, des cheveux, des gestes, qui sont à l’opposé de la tradition culturelle. C’est un processus qui est là, et qu’il faut seulement reproduire et produire. Et cela nous indique que les temps vont changer.

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    Vous utilisez des images d’archives, notamment de l’enterrement de Lea Garofalo, c’était une volonté de votre part ?

    Pour remettre les images dans la tête des gens, et pour rappeler que ce n’était pas une fiction. Bien que la fiction revienne avec le gros plan de l’actrice qui jouait Lea, mais je voulais rappeler ces images que tout le monde en Italie avait vu.

    Savez-vous ce qu’est devenue Denise, la fille de Lea, aujourd’hui ?

    Oui, je suis en contact avec elle, même si ce sont des contacts attentivement et scrupuleusement contrôlés par l’administration, car elle est sous protection. On ne peut pas la rencontrer facilement, il faut demander, c’est très compliqué. Elle a changé d’identité et vit dans un endroit gardé secret. Elle aussi subit une sorte de prison à perpétuité.

    Et pour ce qui est des personnes condamnées par le tribunal ? Elles sont encore toutes sous les verrous ?

    Oui, ils ont été condamnés à perpétuité, et doivent le rester. Ils ont tous agi en préméditation, en cachant le cadavre de Lea, et en n’admettant l’homicide qu’à partir du moment où le corps a été retrouvé et qu’ils ne pouvaient plus soutenir qu’elle avait simplement abandonné ses proches.

    Diriez-vous qu’aujourd’hui, la mafia est toujours aussi prégnante en Italie que dans les années 70 et 80 ?

    Je pense que oui. Des régions entières sont sous la domination de la mafia, mais je pense que comme tous les phénomènes, c'est le contexte culturel qui les fabrique. Cela va changer, à mon avis, grâce aux femmes, qui vont refuser de jouer le rôle que la mafia veut leur faire jouer.

    Propos recueillis par Corentin Palanchini, à Beaune le 3 mars 2016.

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