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    Brothers of the Night : "Ces garçons m'ont tout de suite rappelé les héros de Fassbinder"
    Vincent Garnier
    Vincent Garnier
    -Rédacteur en chef
    Cinéphile omnivore, Vincent « Michel » Garnier se nourrit depuis de longues années de tous les cinémas, sans distinction de genres ou de styles. Aux côtés de Yoann « Michel » Sardet, il supervise la Rédac d’AlloCiné et traque les Faux Raccords.

    Entre documentaire et fiction, "Brothers of the Night" plonge dans le monde nocturne des prostitués bulgares de Vienne. Rencontre avec Patric Chiha, un cinéaste assumant la double influence de Genet et Fassbinder.

    Epicentre Films

    Brothers of the Night est-il un documentaire ?

    Patric Chiha : Je pense que c’est tout simplement un film. Quand j’ai rencontré les garçons, je ne me suis pas dit que j'allais faire un documentaire ou une fiction, mais un film avec eux.

    Vous ne recherchez pas le réalisme mais vous utilisez la réalité pour créer votre film...

    Il me semble que le film est à l’image des garçons qui y apparaissent. Ils vivent dans un monde où les frontières entre le vrai et le faux, la vérité et le mensonge, le réel et le fantasme sont totalement brouillées. Déjà ils jouent un désir pour des clients en imitant des stéréotypes qu’ils ont parfaitement intégrés. En même temps, ils surjouent leur virilité - surtout entre eux - pour qu’on ne les prenne pas pour ce qu’ils ne sont pas. Puis, ils cachent à leur famille ce qu’ils font, mais avouent que leurs familles sont au courant de tout... Il suffit de ne pas en parler. Enfin, ils ne vivent que de nuit. Et la nuit, tout est possible. Une des mes questions, c’était : comment ne pas perdre ça ? Mettre de la clarté, de l’ordre dans tout cela (en utilisant une voix off ou en faisant un montage plus explicatif) m’aurait semblé être la chose la plus artificielle, la plus injuste et la plus vulgaire à faire. Plus que le réel cru qu’ils vivent, ce qui m’intéressait c’était comment ils jouent avec lui, comment ils s’en arrangent compte tenu de ce qu’ils subissent, comment ils sont quand même les acteurs de leurs vies. C’est sans doute ça le sujet du film s’il fallait le définir.

    Y a-t-il eu des répétitions ? Quelle a été la part d'improvisation ?

    Le tournage a duré quatre semaines. C’était très mystérieux, je ne pourrais pas expliquer comment nous avons fait. En tout cas, je ne les ai pas dirigés. Nous tournions dans leur vrais lieux ou louions des espaces, nous éclairions… Petit à petit ils se mettaient dans la lumière et commençaient à improviser. De toutes les façons, je n’aurais pas pu les diriger car je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Ils parlent une langue (un mélange de romani, rulgare et turc) qu’eux seuls comprennent. Entre nous, nous parlions en allemand, mais ils maitrisent trop mal la langue pour tourner en allemand. Ce n’était qu’au montage que j’ai vraiment découvert ce qu’ils disaient. Ce qui est certain, c’est qu’ils aimaient la caméra. Et ils avaient cette énergie, cette envie de faire quelque chose. Il ne faut pas oublier que la prostitution est un métier très ennuyeux. Ces garçons m’ont offert quelque chose d’extraordinaire et mon travail consistait à ne pas le détruire.

    Ce film est né d'une rencontre dans un bar. Pourriez-vous nous raconter la genèse du projet ?

    Je faisais des recherches pour un autre film à Vienne. Ces recherches m’ont conduit un soir, par hasard, dans le bar où travaillent ces garçons. Ils étaient là, une vingtaine, alignés au comptoir, fiers, poseurs, en veste de cuir et avec du gel dans les cheveux. Ils me rappelaient les héros de Fassbinder, Anger ou Pasolini. Le cinéma était tout de suite là. Je me suis demandé "Qui sont-ils ?". J’ai eu envie de filmer ces visages, ces corps, ces manières de bouger. J’avais envie de passer du temps avec eux. Je me suis dit que s’ils me fascinaient, ils fascineraient d’autres gens. Donc, ce qui m’a frappé en premier, c’était leur présence, leur côté poseur, leur façon de (se) raconter des histoires, de se vanter, d’exagérer… au fond leur capacité à jouer, à être les acteurs de leur vie. Puis, petit à petit, ils ont compris que je n’étais pas un chasseur de vérité, que je n’avais pas l’intention de les mettre à nu. Avant de tourner, nous avons passé une année ensemble. Nous avons appris à nous connaître et à nous faire confiance.

    Brothers of the Night est un cas unique dans le documentaire : vous avez payé ceux qui y apparaissent. Pourquoi ce choix ?

    Je considérais ce que nous allions faire ensemble être du travail. Nous avions un budget, toute l’équipe était payée, le tournage allait empêcher les garçons de faire leur « business », comme ils disent. Je ne voyais donc pas pourquoi seules les « stars » de notre film n’allaient pas être payés. La question était comment payer des gens qui sont prêts à tout pour 10 €. Je voulais qu’ils puissent résister au film, refuser d’y participer. La solution qu’on a trouvée c’est de payer leur présence sur les lieux de tournage. On les payait à l’heure. Qu’ils tournent ou pas, ils étaient payés la même chose. Ceux qui jouent ont donc vraiment le désir de jouer. D’ailleurs, je crois qu’on sent qu’ils aiment la caméra. Ce qui étonne d'emblée c'est la photographie du film.

    Pourquoi avoir choisi cette esthétique qui rappelle le cinéma de Fassbinder ? Aviez-vous ce modèle en tête en tournant Brothers of the Night ?

    Comme je l’ai dit, les garçons me rappelaient tout de suite les héros de Fassbinder. Et le bar où ils travaillent ressemble très fort au bar de Querelle de Fassbinder. Et puis ils me rappelaient les romans de Genet… Voilà, je ne sais pas si je l’ai choisi, cela s’est plutôt imposé à moi. Les outils du cinéma – la lumière, la machine à fumée, les costumes… tout ce qui rend la situation artificielle – les invitaient à jouer, à exagérer, à se mettre en scène. Ce n’était pas tellement une question de choix esthétique, mais plutôt de méthode de travail.

    Savez-vous ce que sont devenus les prostitués qui apparaissent dans votre film ?

    Quand je suis à Vienne, je passe beaucoup de temps avec eux. Notre rapport a évolué, leurs vies beaucoup moins. C’est ce qui me semble si tragique: ces garçons sont prisonniers d’un présent qui ne peut que passer, mais ont beaucoup de mal à imaginer leur futur.

    Brothers of the Night est disponible DVD chez Epicentre Fims.

     

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