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    Seule la terre : "Le point de départ, c’était d’explorer le paysage" pour Francis Lee, lauréat du Hitchcock d'Or 2017

    Lauréat du Hitchcock d’Or du meilleur film britannique de 2017 remis par la présidente du jury Nicole Garcia, Francis Lee dévoile Seule la terre, son premier long métrage. Il nous emmène sur sa terre natale, dans l’ouest du Yorkshire.

    Gauthier Jurgensen

    AlloCiné : Vous dévoilez votre premier long métrage. Qu’est-ce qui vous a conduit au cinéma ?

    Francis Lee : Je veux écrire depuis que je suis enfant. J’ai toujours aimé écouter des histoires, en inventer et les raconter. J’adore solliciter d’autres personnes pour en entendre de nouvelles – et pas seulement de la fiction. Je veux les entendre parler de leurs vies, de leurs relations… L’art de raconter me passionne. Cependant, je ne me suis jamais senti suffisamment sûr de moi pour me mettre à écrire moi-même. J’imagine que j’étais un peu timide, quand j’étais petit. J’ai découvert le métier d’acteur pour devenir quelqu’un d’autre. Ça me paraissait accessible : aller aux cours de théâtre, travailler et devenir acteur. Réaliser ou écrire, c’était plus élitiste. Je ne comprenais pas le processus. Ça me semblait trop technique et problématique. Donc je suis devenu un acteur qui voulait écrire et qui prenait compulsivement des photos. J’ai toujours pensé que je voyais le monde comme à travers un objectif. Par contre, je ne me suis jamais senti particulièrement bon acteur. J’avais la chance d’en vivre, mais je savais que je voulais raconter mes propres histoires et que le jeu d’acteur me paraissait limité.

    Comment le déclic s’est-il produit?

    Arrivé à un certain âge, je me suis dit qu’il fallait s’y mettre. Je n’ai pas étudié le cinéma, je n’ai pas suivi de cursus scolaire, ni pour la réalisation, ni pour l’écriture. J’ai laissé tomber le travail d’acteur et pour financer mon premier court métrage, j’ai décroché un job dans une casse de voitures. Tout de suite, ce court métrage m’a réconforté. Je me sentais à ma place pour créer. Ensuite, j’ai écrit Seule la terre. Pas par obligation car personne ne m’a demandé de l’écrire. Juste parce que je voulais raconter cette histoire et écrire des longs métrages. Je l’ai donc couché sur papier naïvement, sans savoir ce que j’allais en faire techniquement, ni même pour être produit, obtenir des financements et réaliser un film. Tout ça a donc été un long détour.

    Les paysages qu’on voit dans le film sont bien ceux dans lesquels vous avez grandi ?

    Ce sont des paysages, un environnement, les collines de l’Angleterre, très similaires aux paysages de mon enfance, mais tout de même à cinquante minutes voire une heure de route... La population est semblable.

    J’aime les règles, dans tous les domaines. Elles sollicitent la créativité et vous ancrent dans ce monde qui vous offre l'occasion de créer.

    La lumière du film est très travaillée pour rendre justice à la beauté de ces paysages, d’ailleurs.

    Merci. Joshua James Richards, le chef opérateur, est un artiste total et un homme incroyable. Nous avons commencé à travailler deux ou trois mois avant le tournage. Nous nous sommes échangé des photos et des reproductions de tableaux. Nous avons confronté notre vision de ce monde et ce que nous voulions pour la caméra : quelle place lui donner, comment la faire bouger, les tons, la palette de couleurs. Que voulions-nous dire sur cette terre ? Nous avons donc établi quelques règles. J’aime les règles, dans tous les domaines. Elles sollicitent la créativité et vous ancrent dans ce monde qui vous offre l'occasion de créer. Vous n’en déviez jamais. Très tôt dans notre projet a surgi l'idée de filmer l’acteur principal de tout près, pour découvrir le monde à travers les yeux de son personnage Johnny. Nous voulions partir en voyage avec lui, même si c’est parfois inconfortable d’être si près du héros. Et je voulais aussi voir l’effet du paysage sur le personnage plutôt que le paysage lui-même. Dans le film, il n’y a qu’un plan de grand ensemble pour voir le paysage, et il est placé à un moment très précis du film. Le reste du temps, on se concentre sur la boue, la pluie, le froid, la pénibilité. J’adore ça. Sur le tournage, à chaque installation, je disais : pas de plan large. Evidemment, Joshua James Richards me forçait à en prendre quand même, mais on n’en a utilisé presque aucun.

    Pyramide Distribution

    Donneriez-vous à votre film l’étiquette du réalisme social britannique, à la Ken Loach ?

    C'est une question très intéressante. Un des grands avantages, quand vous n’avez pas étudié le cinéma,  rien lu sur le sujet, c’est que vous ne comprenez pas le sens des courants cinématographiques et ce qu’ils supposent. Je ne pourrais même pas vous donner d’exemple de ce qu’on appelle le réalisme social britannique et comment cette appellation diffère d’un pays à l’autre ou d’un genre à l’autre. Je savais simplement que je voulais faire ce film comme ça. Je n’aurais pas pu le réaliser autrement. Je n’ai pas réfléchi à sa place dans un contexte – ou dans le monde.

    Souvent, dans les films du réalisme social britannique, le héros croule sous les problèmes. Johnny est un fermier pauvre, alcoolique et homosexuel dont le père est malade et qui tombe amoureux de son employé roumain. Ça fait beaucoup pour un seul homme, non ?

    Ça arrive tous les jours, ça non ? [Rires] D’accord je comprends votre point de vue. C’est vrai qu’il a un paquet de problèmes. [Rires]

    Peut-être que ces problèmes vous ont paru logiques à l’écriture ?

    Bien sûr. Le point de départ, c’était d’explorer le paysage. Le parcourir est un défi émotionnel et physique que j’avais envie de relever. C’était aussi important à mes yeux d’explorer l’idée que cette région me paraissait d’un côté vaste, ouverte et inspirante, une parfaite cour de récréation où me libérer, mais aussi très isolée, problématique, presque brutale. Le point de départ de Johnny, c’est que j’aime les protagonistes qui ont une guerre en eux. Elle peut être circonstancielle, émotionnelle ou physique… peu importe. J’adore regarder des personnages lutter contre eux-mêmes pour survivre. Ensuite, je me suis mis à sa place. Ses amis sont tous partis à la fac ou trouver du travail en ville. Lui est resté dans la ferme de son père parce que le travail de fermier ne permet pas de s’en aller. Sans son aide, sa famille aurait dû vendre la ferme et déménager. C’est le sens du devoir et de la responsabilité qui lui tombe dessus et il essaie d’en être digne, mais il a du mal. Il est frustré. Il a dû se refermer pour y faire face émotionnellement. Un espoir va-t-il émerger?

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    Vous avez travaillé dans une ferme, vous aussi ?

    J’ai grandi dans un environnement très rural. Pas dans le type de ferme qu’on voit dans le film, mais dans un contexte assez comparable. C’était il y a bien longtemps : dans les années 1970. Le monde était très différent.

    Votre film présente un monde très bienveillant : il n’y a pas d’homophobie dans cette campagne. C’est surprenant ! Même la grand-mère du héros n’a pas de problème avec ça.

    Je tiens à le dire, ce film n’est pas autobiographique. Ma famille ne ressemble en rien à cette famille. Mais c’est un film très personnel. D’expérience, pour moi qui appartiens à cette communauté et viens de cette campagne, pour quiconque issu de ce milieu-là, ce qui touche à la sexualité est probablement ce qui intéresse le moins. La famille de Johnny ne va pas se mettre à table pour en discuter. Ce ne sont pas des gens qui auraient tendance à le rejeter, pas plus que les gens du coin. Ça me fascine, en voyageant avec ce film partout dans le monde, surtout dans les grandes villes comme ici, ce présupposé qui veut que les classes ouvrières de province soient moins ouvertes à des récits qui sortent des poncifs hétéro-normés. Ce n’est pas l’expérience que j’en ai.

    Il peut y avoir un sentiment de rejet d’un groupe de gens car on pense qu’il représente quelque chose, mais quand on apprend à les connaître individuellement, le rapport change.

    Pourtant, le racisme, lui, est bien présent dans votre film.

    La xénophobie, plutôt. Là encore, je vois tout par les yeux du personnage : celui de l’employé roumain m’a été inspiré par quelqu’un avec que j’ai côtoyé quand je travaillais à la casse. Tout vient de l’intérêt que je lui portais. Il était venu de Roumanie pour s’installer au Royaume-Uni avec sa femme. Il m’a raconté sa trajectoire et certains de ses récits m’ont contrarié, mais j’étais surtout très étonné de voir comment il les avait gérés sur le plan émotionnel. J’ai donc capitalisé là-dessus : comment mon personnage s’est-il accommodé de ces problèmes. J’espère qu’on n’a pas l’impression, dans mon film, que toute cette communauté est xénophobe. L’idée générale, c’est qu’il peut y avoir un sentiment de rejet d’un groupe de gens car on pense qu’il représente quelque chose, mais quand on apprend à les connaître individuellement, le rapport change. Comme Johnny qui est d’abord insultant avec Gheorghe à cause de sa nationalité. Ensuite, ils se rapprochent. Ça paraît si simple, mais ça résonne vraiment dans le contexte actuel. Au Royaume-Uni, quand la Roumanie a rejoint l’Union européenne, tous les tabloïds ont écrit que nous allions être submergés d’immigrants roumains. Qu’ils viendraient profiter de notre sécurité sociale, tout nous prendre et rien apporter. Ça n’est jamais arrivé, bien sûr, mais ça a jeté une ombre dans notre société sur ce qu’était un employé roumain. C’est faux. Ils veulent s’investir dans une communauté. Ils veulent travailler, payer des impôts… faire partie de quelque chose ! C’est positif, pour moi.

    De ce côté-là, au moins, le Brexit a réglé le problème.

    Mon Dieu…

    Dans une scène, un de vos acteurs dépèce un agneau mort-né pour faire porter sa peau à un autre agneau sans mère, pour recréer un lien mère-fils. Moralement, il n’y a rien qui vous a gêné ?

    Moralement ? [Rires] Certainement pas, pourquoi ?

    On ne peut quand même pas dépecer un agneau et faire porter sa peau à un autre agneau, comme si c’était un pull, si ? [Rires]

    C’est très intéressant ce que vous dites parce que, pour moi, cette scène est pleine d’espoir. Voilà une brebis dont l’agneau vient de mourir. Ça n’a plus d’importance : l’agneau ne vaut plus rien, il n’est plus en vie. Mais, par sa mort, il redonne vie à un autre agneau qui est adopté. Sans cela, ses chances de survivre sans lien maternel dans cet environnement sont très minces.

    Dans votre film, il s’agit d’un véritable agneau mort ! Où allez-vous vous ravitailler en agneaux morts pour tourner ?

    Ça aussi, c’est intéressant. Si vous avez un troupeau, vous avez des animaux morts. Ils meurent tout le temps. Surtout les moutons, on dirait qu’ils adorent mourir. On tournait justement ce film sur une ferme de moutons dans le Yorkshire au moment où les brebis agnelaient. Le fermier avait peut-être mille brebis qui mettaient toutes bas sur une période de quatre semaines. Quand ça arrive, ils ont des agneaux morts régulièrement. C’était le cas pour l’agneau qu’on voit dans le film : il était mort-né.

    Il était prêt à tourner.

    Oui, mais on en avait au moins dix par jour, des comme ça !

    Pyramide Distribution

    Comment avez-vous choisi le comédien qui incarne Johnny ?

    Je ne connaissais personne de l’âge de mes rôles principaux, donc j’ai travaillé avec un directeur de casting à Londres et un autre en Roumanie. J’ai vu une photo de Josh O'Connor qui m’avait l’air très bien : le bon âge. Par contre, je n’avais rien vu dans sa carrière. Mais il avait les oreilles un peu décollées ce qui lui donnait le bon look pour le rôle. J’ai voulu le rencontrer, mais il n’était pas disponible : il tournait autre chose, loin. Je lui ai donc envoyé quelques scènes qu’il a jouées face à une caméra avant de m’envoyer ses enregistrements. En les regardant, j’ai été d’abord convaincu qu’il était du nord de l’Angleterre : son accent était parfait. Ensuite, il est parvenu à livrer une performance très nuancée et retenue. Quelques semaines plus tard, j’ai pu le rencontrer et j’ai eu un choc parce que Josh est tout le contraire de ce personnage. Il est drôle, ouvert émotionnellement, très chaleureux, il sourit tout le temps… C’est une joie d’être en sa compagnie ! Il est du sud de l’Angleterre et c’est un bourgeois. Mais en travaillant avec lui, j’ai compris que c’était le genre d’acteur qu’on peut totalement transfigurer, à l’intérieur comme à l’extérieur. Ça m’a enthousiasmé, on allait pouvoir construire des choses très subtiles et nuancées ensemble.

    Et Gheoghe ?

    Avec la Roumanie, le processus a été très similaire. On m’a envoyé plein de démos avec des acteurs qui jouaient des scènes. L’un deux était Alec Secareanu. Sa performance sortait presque de l’écran alors que, sur le papier, Gheoghe est un personnage difficile à animer. Il a une forme d’instinct maternel qui donne du sens à sa vie mais c’est aussi quelqu’un qui ne repousse aucune limite. Il sait où s’arrêter et il est très dur de ce côté-là. Je suis allé à Bucarest et j’ai rencontré un certain nombre d’acteurs dont Alec. Là encore, Alec s’est montré meilleur que les autres. C’est un gars qui n’a rien à voir avec le personnage non plus, pourtant. Il vient de la ville. Il ne connaît rien à ce monde mais il a su se transformer. J’ai envoyé Alec et quelques autres acteurs roumains au Royaume-Uni pour des essais avec Josh, parce qu’il était crucial que le tandem fonctionne. Entre Alec et Josh, l’entente a tout de suite été parfaite : ils ont su quand se défier l’un l’autre, quand se mettre plus en retrait, quand il fallait s’amuser…

    Parlons un peu du Hitchcock d’Or qui vous a été décerné au Festival du Film Britannique de Dinard.

    Je n’y suis pas allé.

    Je sais : j’y étais et je ne vous ai pas vu.

    Que puis-je vous dire, du coup ?

    Vous succédez à Danny Boyle, Paul Greengrass, Stephen Daldry, Asif Kapadia, Michael Winterbottom

    Sérieux ?

    Oui : vous êtes le nouveau nom sur cette liste.

    C’est ridicule ! [Rires]

    C’est un fait, pourtant.

    C’était merveilleux et surprenant. Un honneur, bien sûr. J’étais désolé de ne pas y être. Les récompenses c’est toujours super d’en recevoir une. Mais pour moi, ce qui reste le plus important, c’est le travail. Donc j’essaie de rester concentré sur mon boulot, quel qu’il soit. Ce qui compte, en revanche, c’est que le film soit mis en avant et que davantage de gens aillent le voir. Cela dit, maintenant que vous m’avez appris qui d'autre l’avait reçu, ce prix, j’avoue que je me sens très honoré. Vraiment.

    Justement, côté travail, vous êtes déjà sur autre chose ?

    Je travaille déjà sur l’écriture de mon prochain film. Je ne peux pas vous en dire beaucoup, je suis assez superstitieux. C’est un film d’époque au Royaume-Uni, dans les années 1820. Ce sera une véritable plongée dans les sentiments humains.

    Un mélodrame ?

    En anglais, le terme "mélodrame" a une connotation négative. C’est synonyme de "Over the top" [en faire trop, ndlr].

    Ça peut faire du bien aussi, une fois de temps en temps.

    Oui c’est vrai ! [Rires] Disons simplement que je suis un amateur d’espoir. Je pense que ce sera un film plein d’espoir, même si c’est difficile d’en parler.

    Découvrez la bande annonce de Seule la terre, Hitchcock d'Or du Festival de Dinard 2017

     

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