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    L'Ordre des choses : "La règle numéro un de leur travail, continuer à penser aux migrants comme à des chiffres et ne jamais les regarder dans les yeux"

    Entre l'Italie et la Lybie, la mission inhumaine d'un policier italien chargé de négocier le maintien des migrants sur le sol africain... et de veiller au maintien de "L'Ordre des choses". Rencontre avec Andrea Segre, un réalisateur engagé.

    Sophie Dulac Distribution.

    AlloCiné : Avant "L'Ordre des choses", vous aviez signé deux documentaires sur la question des migrants. Pourquoi passer désormais par la fiction pour traiter ce thème ? Qu'apporte ce médium ?

    Andrea Segre :  L'histoire de Corrado est impossible à raconter à travers un documentaire. J'ai rencontré plusieurs "vrais Corrados", mais aucun d'eux n'a accepté d'être filmé, la plupart d'entre eux voulaient garder leur nom confidentiel même avec moi, et je devais tous leur assurer que je ne mentionnerai pas leur nom. Par ailleurs, les centres de détention et les vies de miliciens sont vraiment difficiles à filmer, mais nous avons réussi à filmer quelques images avec l'aide d'un bon ami et nous avons inséré dans le film des séquences documentaires à leur sujet. Au-delà de ces problèmes très pratiques, mon idée était de développer un long métrage politique, dans la veine du cinéma politique italien (Rosi, Petri, Pontecorvo ..) qui a globalement été abandonné par le cinéma italien récent. D'une certaine façon, le nouveau cinéma documentaire italien a remplacé au cours des quinze-vingt dernières années la disparition du cinéma politique, mais je voulais faire un film politique de fiction. Un film sur le pouvoir, sur le lien psychologique entre les choix du pouvoir et l'humanité.

    Sophie Dulac Distribution

    De quelle manière vous êtes-vous documenté pour nourrir votre scénario ?

    J'ai rencontré plusieurs vrais Corrados, j'ai interviewé plusieurs hommes et femmes africains qui ont survécu aux prisons libyennes (certains ont également joué dans le film), j'ai étudié des dossiers et des reportages sur la Lybie et j'ai travaillé avec Khalifa Abo Kraisse, un cinéaste lybien indépendant qui est entré dans le monde des milices pour me faire comprendre et voir (il m'a envoyé des images parfois) leur réalité. Et puis j'ai continué à suivre et à étudier le développement des politiques italienne et européenne liées à la question, en essayant d'être en mesure de prévisualiser ce qui pourrait être la prochaine décision.

    Comment décririez-vous les différents Corrado Rinaldi que vous avez pu rencontrer au fil de vos recherches ? Comment vivent-ils leur mission ?

    Il y a différentes approches et différentes vies, bien sûr. Un petit nombre parmi eux sont satisfaits du côté in-humain de leur travail, et la plupart d'entre eux essayent de suivre les ordres politiques sans penser à leurs conséquences humaines et concentrent leur attention sur la brutalité des passeurs et trafiquants, qui constituent fondamentalement la distraction parfaite pour dissimuler l'inhumanité de l'ordre des choses. Quelques-uns m'ont fait part de leurs doutes et leurs dilemmes. Tous m'ont expliqué la "règle numéro un" de leur travail, continuer à penser aux migrants comme à des chiffres et ne jamais les regarder dans les yeux.

    Sophie Dulac Distribution.

    Vous évoquez, pour définir le personnage principal, l'ouvrage " Eichmann à Jérusalem" de Hannah Arendt pour son rapport à la banalité du Mal. Pouvez-vous nous en dire plus ?

    Je pense que nous nous habituons au fait que la protection de notre espace signifie la violation des droits et des vies des autres. Nous sommes prêts à le reconnaître comme un ordre nécessaire. Cette "nécessité" est aujourd'hui la "banalité du Mal". Hannah Arendt a été touchée par la "normalité" d'Eichmann, elle n'a pas trouvé en lui et dans sa vie les signes du "Diable", mais elle a été impressionnée par sa sérénité d'être un fonctionnaire d'un Ordre des choses nécessaire : Eichmann devait suivre cet ordre, parce que c'était l'ordre venu d'en haut, et cet ordre a gagné parce que la majorité des gens pensait que c'était l'ordre nécessaire. C'était la découverte qu'a fait Arendt au tribunal à Jérusalem. Et c'est ce que nous devons rappeler quand nous pensons à l'histoire et à l'héritage de cet ordre. Corrado sait quelles sont les conditions de vie de ces êtres humains non coupables dans les centres de détention libyens (ou turcs ou égyptiens), mais il sait que ce sont des conséquences nécessaires à l'efficacité de l'ordre, qu'il doit suivre et respecter. Cet ordre est désormais soutenu par la majorité des citoyens européens et une minorité demande à le changer. C'est ainsi, j'espère, que les spectateurs de mon film pourront se demander quelle est leur position dans l'Ordre des Choses, et pas seulement celle de Corrado.

    Sophie Dulac Distribution.

    Justement, le film nous interroge effectivement en tant que spectateurs européens et interroge notre responsabilité, ou du moins le regard que nous détournons de la situation…

    Je pense que notre devoir principal est de trouver une nouvelle définition au débat d'aujourd'hui sur la migration. Si nous ne voulons pas être responsables des conséquences inhumaines de l'Ordre des choses (centres de détention, violences physiques, abus, marchés d'esclaves, déportations, etc.), nous devons trouver un moyen d'élargir le droit à la mobilité. Les biens, l'argent et les images peuvent voyager où ils veulent, mais les personnes ne sont pas égales : quelqu'un peut voyager partout, d'autres non et cette inégalité est strictement liée à l'inégalité économique dans la distribution des biens, de l'argent et des images. Le "mouvement illégal" des migrants est la réaction à cette inégalité, c'est leur réaction instinctive à cette injustice. Voulons-nous écouter cette réaction ou préférons-nous attendre le prochain processus d'Eichmann ?

    Le final du film est d'un cynisme incroyable, là où le cinéma nous habitue au happy-end dans ce genre de situations. Pourquoi ce choix ?

    Ce qui est important pour moi, c'est "l'espoir", qui grandit chez le spectateur jusqu'à la fin. Si ça marche et qu'on sent cet espoir à la fin, et que la fin le détruit, ça veut dire que NOUS avons un problème, pas Corrado. Je considère le cinéma comme un moyen de poser des questions et non de vendre des réponses faciles ou même des distractions plus faciles. Je sais que le marché fonctionne dans la direction opposée, mais je ne considère pas nécessaire dans la vie de respecter le marché. C'est même parfois dangereux voire ennuyeux...

    L'Ordre des choses, au cinéma cette semaine

     

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