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    Notre enfant : "Je voulais construire une anti-héroïne. Un personnage qui va, à plusieurs reprises, faire l'inverse de ce qui est bien."

    Avec "Notre enfant", le cinéaste Diego Lerman raconte le parcours, à la morale vacillante, d'une femme en quête de bébé dans l'arrière-pays argentin. Rencontre.

    AlloCiné : Vous décrivez ce film comme un road-movie moral, comme un thriller moral. Qu'entendez-vous par là ?

    Diego Lerman : Cette idée d'un thriller se retrouve dans la manière dont je raconte ce film, qui est au final un road-movie avec des éléments de thriller. Finalement, ce qui est en jeu ici, c'est la confrontation sur la construction de la morale. Une morale individuelle et sociale. Qu'est-ce qui est bien et qu'est-ce qui est mal dans un monde où certaines valeurs humaines essentielles sont omises ou passent au second plan ? Je m'intéressais à la tragédie grecque et à la façon dont les personnages opèrent dans le cadre d'un ordre établi dans lequel les individus font ce qu'ils peuvent face à un contexte extrêmement hostile et inhumain, où il y a un ordre supérieur où les individus dépendent de la chance et du destin.

    L'argent gouverne l'idéologie de notre époque.

    Au-delà de cette histoire particulière, votre film offre un point de vue global sur la société humaine, où quelque chose d'aussi beau et naturel qu'un bébé devient une chose avec une valeur marchande. C'est une vision que vous aviez avant de vous lancer dans les recherches pour votre film ?

    Absolument. L'argent gouverne l'idéologie de notre époque. Il semble que le paradigme dominant est celui de la prédominance des relations arbitrées par l'argent. Je m'intéressais à l'idée de penser à l'arrivée d'un nouveau-né qui, dès qu'il quitte l'utérus de sa mère, se retrouve immédiatement et brutalement confronté à un monde qui fait de lui un bien de valeur sur le marché. Et je voulais enquêter sur la manière dont cette organisation mercantile et néolibérale prévaut comme une idéologie dans l'organisation actuelle de l'humanité. Dans une histoire comme celle de Notre enfant, cette idée est mise en évidence de manière extrême.

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    Que pouvez-vous nous dire de vos recherches sur le processus d'adoption en Argentine ? Comme vous le montrez à travers le personnage du docteur, il semble que tout le monde soit impliqué dans ce commerce illégal...

    Le système légal des adoptions en Argentine ne fonctionne pas bien. C'est la principale cause du développement du marché de l'adoption illégale, qui répond à la demande de ceux qui veulent adopter et en sont empêchés alors que des enfants à adopter sont élevés dans la solitude dans les orphelinats et attendent des années que la bureaucratie leur donne l'accès à une nouvelle famille, ce qui n'arrive la plupart du temps jamais. C'est-à-dire qu'il y a des enfants qui attendent, des mères qui veulent faire adopter leurs enfants, et des couples ou des mères potentielles qui veulent adopter. Mais à cause de l'inefficacité de l'organisation d'état, rien de tout cela ne fonctionne. Il y a un troisième facteur qui a une vraie influence et qui est en lien avec une loi qui est actuellement discutée au Congrès argentin et qui divise la société : la légalisation de l'avortement. Bref, c'est l'absence de l'Etat qui fait proliférer plusieurs pseudo-mafias qui organisent un marché noir des bébés en profitant du contexte et du désespoir de ceux qui veulent adopter d'une part, et d'autre part du manque de ressources économiques et matérielles des femmes à faibles revenus qui sont livrées à elles-mêmes, sans réseaux qui leur permettent d'être encouragées à élever seules le bébé. Ce contexte a permis la prolifération de ces petites mafias composées de médecins, d'infirmières, de juges et d'avocats. Au moment de faire des recherches en amont du tournage, j'ai fait toutes sortes d'interviews, y compris en nous faisant passer pour un couple désirant adopter. Nous sommes allés jusqu'à l'étape où ils nous ont demandé 30 000 dollars.

    Je voulais construire une anti-héroïne. Un personnage qui va, à plusieurs reprises, faire l'inverse de ce qui est bien.

    Le film est porté par une femme qui n'est pas parfaite, pas morale, pas forcément aimable... et en même temps tellement humaine et donc tellement intéressante. Quel est le processus d'écriture pour développer un personnage comme celui-là ?

    Je voulais construire une anti-héroïne. Un personnage qui va, à plusieurs reprises, faire l'inverse de ce qui est bien. Un personnage plein d'émotion, qui manque parfois de rationalité. J'ai travaillé avec l'idée que Malena est dans un état d'extrême fragilité et de vulnérabilité, presque un personnage psychiatrique. Je voulais qu'elle soit proche du spectateur et suivre l'histoire à travers son point de vue, tout en mettant une distance qui permette au spectateur de confronter ses propres jugements de valeurs et de moralité aux décisions prises par Malena. En ce sens, c'est un film risqué car il parie sur un personnage principal qui n'aspire pas à générer de l'empathie, mais qui est très humain avec toutes les imperfections et les contractions que cela entraîne. Le personnage de Malena engendre toutes sortes de réactions, de la compréhension à la distance. C'est justement ce mouvement qui m'a semblé intéressant à explorer dans le cadre d'un parcours moral.

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    J'avais besoin d'une actrice prête à vivre une expérience

    Votre actrice principale, Bárbara Lennie, est totalement habitée par le personnage et semble constamment déchirée, à bout de souffle, brisée... Comment avez-vous travaillé avec elle et dans quel état a t-elle terminé ce tournage, inévitablement épuisant psychologiquement ?

    Barbara Lennie est une actrice fantastique. Quand j'ai vu Magical Girl, j'ai voulu travaillé avec elle. Nous avons une amie commune et elle nous a présentés. Les choses se sont faites un peu par hasard. Quand le tournage a commencé, j'étais certain d'avoir pris la bonne décision et que ce serait chance de faire ce film avec Barbara, qui était une vraie alliée. J'avais besoin d'une actrice prête à vivre une expérience, prête à se glisser dans la peau et la psychologie d'un personnage déchiré par ses émotions. Prête à travailler avec la douleur. C'était un grand défi, avec un tournage dans la chaleur d'une petite ville de province à la frontière entre l'Argentine et le Brésil, dans des conditions pas tout à fait confortables. C'était la première fois que Barbara travaillait avec des acteurs non professionnels, et le scénario évoluait au fur et à mesure du tournage. Ca a été une séance éprouvante pour Barbara. Elle a été ma complice indispensable, je ne peux pas imaginer ce film sans elle.

    Comme elle, tous les personnages du film sont "gris". Ils n'agissent pas forcément bien, mais chacun a une bonne raison d'agir ainsi. C'était important d'écarter tout manichéisme et de ne pas juger vos personnages ?

    Ne pas juger ses personnages est fondamental, pour n'importe quel film. J'essaie de rester au niveau de tous les personnages, même ceux qui ne pensent pas comme moi. J'essaie de ne jamais me mettre au dessus d'eux. C'est quelque chose qui me semble fondamental et je pense que c'est aussi quelque chose qui les rend beaucoup plus crédibles et vraisemblables.

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    D'une certaine façon, Malena et Marcela viennent de planètes différentes, et je voulais que cette distance vienne également de la stratégie de casting.

    Vous parliez des acteurs non-professionnels, tous issus de la petite ville où vous avez tourné. Comment avez-vous travaillé avec eux ?

    Nous avons fait un casting assez large dans la région : mon désir était de travailler avec les locaux pour tous les rôles secondaires. Il y a eu une formation avant le début du tournage, avec un travail majeur de la part de la directrice de casting Maria Laura Berch. Nous avons tourné quelques essais avec chacun des acteurs pour mieux les connaître avant de tourner. D'une certaine façon, Malena et Marcela viennent de planètes différentes, et je voulais que cette distance vienne également de la stratégie de casting. Pour le personnage de Marcela, je cherchais dans cette petite ville de moins de 2 000 habitants une femme ayant traversé une situation similaire à celle du personnage. Un jour, j'ai rencontré Yanina Avila, qui travaille pour la municipalité. Nous avons fait quelques tests et c'était admirable ce qu'elle transmettait à la caméra. Je lui ai proposé de faire le film. Dès que j'ai vu son premier casting, j'ai su que ce serait quelqu'un de très important pour le film. Et ça a été le cas. La performance de Yanina est extraordinaire, elle a donné une vérité et une humanité à son personnage qui était essentiel pour le reste de l'histoire. Yanina n'avait jamais imaginé tourner dans un film. Petit à petit, nous lui avons appris les règles de base pour jouer, comme ne pas regarder la caméra et ce genre de choses. Jour après jour, ce que Yanina a fait était impressionnant. Quand nous avons fini le tournage, elle m'a demandé où elle pourrait apprendre la comédie, je lui ai recommandé de ne pas le faire car elle n'en avait pas besoin.

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    Il y a une idée qui traverse le film : le monde tel qu'il est actuellement organisé ne fonctionne pas bien.

    Qu'est-ce que les habitants de ce village ont pensé de cette histoire et de ce récit d'une face cachée du pays ? Et plus largement, comment le film a été perçu en Argentine ?

    Pour moi faire un film, c'est partir à l'aventure. Chaque fois que je commence à développer une idée, je ne sais pas très bien où je vais finir. Le film est le résultat d'un processus de recherche, de développement et de prise de position sur une réalité. À un moment donné, c'est un film politique. Mais ce n'est pas un film qui essaie de dire une vérité, c'est simplement un point de vue parmi d'autres. Mais il y a une idée qui le traverse : le monde tel qu'il est actuellement organisé ne fonctionne pas bien. Nous devons inventer quelque chose d'autre, car nous sommes tous perdants. Il doit y avoir un autre moyen, ou du moins nous devrions le chercher. En Argentine, le film a été très bien accueilli par les critiques et par une partie du public dans un contexte très défavorable pour la distribution du cinéma d'auteur. Et il y a deux semaines, le film a été diffusé sur Netflix où il a eu un impact important. Dans les salles, il est sorti dans douze pays, généralement sur de petits circuits. Nous avons été reçus dans différents festivals à travers le monde, ce qui est une expérience émouvante, surtout en voyant que le public des pays si loin de l'Argentine est touché par le film. L'expérience la plus forte de ce point de vue a été la projection en Inde.

    En France, le film sort donc sous le titre "Notre enfant". Que pensez-vous de ce titre ?

    C'est un choix des distributeurs français. Ils sont très courageux de sortir notre film, ils l'aiment beaucoup et ils considèrent que ce titre peut être plus attractif pour le public français. "Une sorte de famille" est le titre que j'ai choisi, et c'est ce qu'ils forment finalement entre Malena, Marcela et le bébé. C'est une vision quelque peu indéfinie de ce qu'ils cherchent et d'un autre côté, c'est ce à quoi les personnages parviennent après cet incident. Je m'intéresse à cet espace indéfini et délabré de la notion traditionnelle de ce que la famille implique et de sa fonction dans la structuration de la société actuelle.

    Il y a peu de films où on ressent vraiment la chaleur. "Notre enfant" en fait partie. Comment avez-vous approché cela en terme de mise en scène ?

    Je suis ravi que vous ayez ressenti cela. C'est un vrai compliment. C'est ce que je recherche en faisant des films, transmettre des sensations. Que le spectateur ne quitte pas la salle de cinéma dans le même état qu'il y était entré. J'essaie de faire des films personnels et vivants, je les fais avec beaucoup de passion et si quelque chose de tout ce que j'y mets est transmis, je peux dire que je suis satisfait. Je fais partie de ces cinéastes qui aiment les défis et prennent des risques : je n'aime pas les zones confortables et j'essaie de rendre chaque film différent du précédent.

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