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    Black Mirror Bandersnatch : le film qui se voulait jeu vidéo

    Avec Bandersnatch, Netflix tente de redonner un coup de sang au film interactif, ce fantasme presque aussi vieux que le cinéma. Est ce que le géant du streaming a trouvé la clé du succès ?

    Netflix

    Avec Bandersnatch, Netflix a réactivé un vieux fantasme de cinéphiles : l’oeuvre interactive. Donner aux spectateurs le luxe d'interagir avec l’histoire, de ne plus être passif mais co-artisan de ce qui se déroule sur l’écran. La plate-forme faisait déjà l’éloge du spectateur-roi, capable de créer lui-même sa grille de diffusion, algorithmes et suggestions personnalisées aidant. Avec cet épisode (ce film ?) spécial de la série Black Mirror, Netflix invite désormais son public à co-créer l’histoire qu’il regarde, à travers une succession de choix.

    Le récit interactif, un film ou un jeu vidéo ?

    Mais est ce que l’on est devant un film ou un jeu vidéo ? Pour revenir sur Bandersnatch, on ne parle pas de critique mais de retour d’expérience. On compare les choix, les fins, les cul-de-sacs, les détours qu’a pris l’histoire dans un rapport quasi compétitif. D’expérience, il est aussi souvent question chez David Cage, pour qui le jeu vidéo est davantage une question de sensation que de performance. Avec Detroit : Become Human (sorti en 2018) il a pensé l’oeuvre interactive un peu plus loin : « quand vous souhaitez raconter une histoire selon un modèle interactif, plusieurs possibilités s’offrent à vous. Vous pouvez le faire à travers des cutscenes [cinématiques, NdR] mais ce n’est pas ce que nous voulions faire, nous avons cherché à fusionner interactivité et narration et garantir que l’histoire serait racontée à travers les actions des joueurs » explique David Cage pour Collider.

    Avec Bandersnatch, on retrouve l’idée d’un récit interactif un peu rigide. Certains choix deviennent forcés, téléguidés afin de remettre l’utilisateur sur le droit chemin. Oriane Hurard, productrice chez Les Produits Frais et spécialiste du transmédia, rappelle sur Twitter que l’épisode est face à « l’éternel dilemme entre efficacité narrative vs. liberté du joueur ». Pour Renan Cros, professeur d’histoire du cinéma et de la série « Black Mirror n’invente rien, l’épisode ne fait que prolonger un désir impossible à réaliser d’inclusion totale du spectateur. Mais Charlie Brooker est malin, il joue là-dessus avec un tour de passe-passe. Les interactions du spectateur finissent par tourner en rond et souligner l’aspect factice de la série ».

    Si l’enveloppe est moderne, le modèle qu’emploient Charlie Brooker et Annabel Jones reste encore un peu archaïque. « Bandersnatch et son récit à choix multiple, c’est la même idée que La Dame du Lac de Robert Montgomery [premier film en vue subjective, la bande-annonce nous affirme que l’on va en être le héros, NdR] ou le cinéma gadget de William Castle où le public peut voter la fin de Mr Sardonicus » précise Renan Cros. « Ce type de film intéractif me donne l’impression d’être un exercice de style assez rétro - ce qui n’est peut-être pas si surprenant sur la plateforme qui diffuse aussi Stranger Things » ajoute Erwan Higuinen, journaliste spécialisé dans les jeux vidéos.

    Un format plus adapté pour le jeu vidéo ?

    C’est finalement côté jeu vidéo que l’expérience semblerait plus significative et immersive « Le jeu Night Trap, paru dans les années 80 et qui a été réédité il n’y a pas très longtemps, m’a paru beaucoup plus intéressant, parce qu’au fond très expérimental, que ce que sa réputation pouvait laisser supposer. On pourrait aussi évoquer les jeux du studio Telltale Games, qui s’est un peu perdu quand il a voulu faire plus que de la fiction interactive, avec des séquences d’action, alors que le « moteur » de ses jeux n’était pas fait pour ça » explique Erwan Higuinen. Pour David Cage, c’est moins une question d’amusement que de forme : « l’expérience interactive n’est pas nécessairement quelque chose de ludique dans le sens divertissement du terme. C’est un moyen d’expression. Au même titre que la littérature, la TV ou le cinéma. Il est possible de créer des oeuvres interactives qui peuvent exprimer une idée, un sentiment, une impression, etc… Et c’est extrêmement puissant, parce que cela permet de se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre, de comprendre l’autre, et peut-être de le percevoir différemment » disait-il pour AlloCiné au moment de la sortie de Detroit : Become Human.

    A l’occasion de la sortie de Quantum Break, Sam Lake, son créateur se confiait également à AlloCiné : « Un jeu, dans l’expérience qu’il procure, est bien plus long qu’un film et je trouvais justement que la structure narrative d’une série TV collait bien plus à la structure narrative d’un jeu vidéo ». Celui qui a modifié son écriture vidéoludique quand il s’est mis à dévorer des séries sorties en coffret DVD (à l’époque, on ne parlait pas encore de binge watching) rappelle combien l’interaction joueur/histoire s’est définie selon une logique sérielle « Vous, en tant que joueur, vous déterminez à ce moment-là quel futur vous souhaitez donner dans votre expérience de jeu « Quantum Break ». Pour faire une analogie avec les séries TV, c’est un peu comme si vous faisiez votre propre Cliffhanger d’un épisode. Vous sentez que votre choix va nécessairement avoir des répercussions au niveau dramatique, mais vous ne savez pas encore exactement lesquelles ». Un sentiment que partage également David Cage : « [sur le fait de faire jouer plusieurs personnages à un seul joueur], on a vraiment été aidé par les séries TV, qui multiplient les points de vues narratifs entre les personnages pour des questions de rythme. Ca permet aussi d’agréger plusieurs histoires qui finissent par n’en former qu’une. C’est exactement cette démarche que nous avons dans le jeu ».

    A-t-on vraiment le choix ?

    Finalement, ce qui importe dans l’expérience interactive, c’est la valeur du choix. Avoir l’impression que de nous, dépend la suite de l’histoire, que notre action, même anodine, possède une réelle incidence. Erwan Higuinen, explique que « ce que je trouve le plus fort dans les fictions interactives, et effectivement plutôt côté jeux vidéos (Life is Strange, Until Dawn, les jeux de David Cage), c’est le sentiment un peu vertigineux de l’existence d’une multitude de possibles qui gagne le joueur / spectateur quand il prend conscience que le récit pourrait évoluer tout à fait autrement. Cela rejoint des films, certes, non interactifs, comme Smoking / No Smoking de Resnais ou Le Hasard de Kieslowski mais avec en plus l’idée que l’on est plus ou moins responsable (de ce qui arrive aux personnages) ».

    Un résultat peut-être difficile à obtenir pour l’épisode de Black Mirror malgré les nombreuses heures de fictions tournées. Le scénario de Detroit : Become Human ferait 2000 pages. De quoi largement immerger le joueur dans une fiction dont il se sent un peu l’auteur. Une volonté d’inclusion à l’origine du projet : « C’est particulièrement intéressant de voir comment les joueurs jouent leurs histoires, combien chaque joueur est différent et devient le co-auteur, le co-réalisateur, le co-acteur. C’est vraiment une expérience que nous créons ensemble, moi, comme auteur, créant un paysage narratif et les joueurs, racontant leurs propres histoires en fonction des choix qu’ils effectuent » expliquent David Cage. Pour Renan Cros, « David Cage renverse le jeu vidéo en faisant du joueur une conscience, c’est à dire un scénariste. Il induit un rapport de contemplation-interaction brillant ».

    Bandersnatch, en faisant le choix d’une certaine efficacité a peut-être limité ses possibilités « Tout est fait pour que [les] choix a priori anodins deviennent une habitude pour l’utilisateur (même le non joueur) au fur et à mesure de l’épisode » précise Oriane Hurard dans son live-tweet. Si l’idée d’avoir pris la mauvaise décision, le mauvais choix sera à l’esprit de tout spectateur, les perspectives se réduisent énormément au fur et à mesure que la fin approche. Paradoxalement, il y a dans Bandersnatch une logique plus vidéoludique que dans Detroit : Become Human par exemple, avec une notion de but à atteindre, de récit à conclure, quand dans l’oeuvre de David Cage un autre sentiment domine : l’importance des détails « les petites choses, les différences presque minimes (et qui peuvent avoir de grandes conséquences) entre deux « version » du récit plus que dans les grands virages narratifs appuyés, chez Resnais comme chez Detroit : Become Human » révèle Erwan Higuinen.

    L’avenir des films ou épisodes interactifs

    Est ce que cela signifie que l’expérience interactive que souhaite mettre en mouvement Netflix est vouée à l’échec ? Pour David Cage « je pense que c’est unique au média vidéoludique, parce que vous pouvez réellement vous mettre à la place du personnage. Vous partagez ses émotions, vous prenez ses choix qui auront des conséquences sur l’histoire. C’est quelque chose que seuls les jeux vidéo peuvent atteindre ». Erwan Higuinen va plus loin : « Pour ce genre d’exercice, le plus excitant serait pour moi un retour à la salle de cinéma, en faisant voter les spectateurs pendant le film pour en déterminer la progression, comme cela a été fait de diverses manières et à plusieurs époques, alors que Bandersnatch joue plutôt sur le terrain « domestique » du jeu vidéo. Là, on basculerait dans une expérience sociale de responsabilité collective, avec l’impossibilité de revenir en arrière pour faire d’autres choix et une succession de victoires et de défaites potentiellement frustrantes selon que nos choix sont ou non ceux de la majorité ».

    Pour autant, Netflix peut être satisfait du bourdonnement sur les réseaux sociaux et imaginer une suite à l’expérience. On peut tout à fait penser que Bandersnatch ait servi de pilote à de futurs programmes et s’inquiéter qu’à travers tous les choix que nous effectuerons, se dessinent des intentions potentiellement ambiguës.

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