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    James Gray : cinéphilie, tragédie familiale et importance de l'acteur... les obsessions de l'héritier du Nouvel Hollywood
    Corentin Palanchini
    Passionné par le cinéma hollywoodien des années 10 à 70, il suit avec intérêt l’évolution actuelle de l’industrie du 7e Art, et regarde tout ce qui lui passe devant les yeux : comédie française, polar des années 90, Palme d’or oubliée ou films du moment. Et avec le temps qu’il lui reste, des séries.

    Pour les 50 ans de James Gray, et à quelques mois de la sortie de son film "Ad Astra" avec Brad Pitt, retour sur les obsessions d'un cinéaste américain cinéphile.

    Denis Guignebourg / Bestimage

    La famille divisée

    L'univers cinématographique de James Gray est traversé par des relations familiales complexes empruntées à la tragédie. Dès Little Odessa en 1995, on retrouve un tueur à gages (Tim Roth) renouant les liens avec son frère cadet Reuben (Edward Furlong). Mais la famille est divisée par la force des choses : la mère est en passe de décéder d'une tumeur au cerveau, le père déteste son travail et n'hésite pas à sortir la ceinture pour punir ses enfants, et Reuben ne met plus les pieds au lycée. Le film est d'une noirceur impressionnante et  spoiler: n'offrira pas l'occasion à la famille de se retrouver.

    On retrouve cette figure de la mère malade dans The Yards, dans lequel Leo, le personnage de Mark Wahlberg, cherche à trouver un travail lucratif pour lui payer des soins. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Leo va peu à peu se laisser tenter par le milieu de la pègre dominé par le fiancé de sa cousine, Willie (Joaquin Phoenix) et son "oncle" Frank (James Caan). Mais la maladie frappe aussi la sororité de The Immigrant, dans laquelle le personnage de Marion Cotillard doit subvenir aux besoins de sa soeur, atteinte de la tuberculose.

    Chez James Gray, la famille est parfois l'entité de laquelle vient le danger. Dans The Yards, Leo se retrouvera d'ailleurs traqué par sa propre famille. Ce sera également le cas du policier Joseph (Wahlberg) dans La Nuit nous appartient, chargé d'arrêter pour son propre bien son frère Bobby (Phoenix), afin d'éviter que les ennuis dans lesquels il s'est fourré ne lui coûtent la vie. La famille devient alors à la fois une cellule protectrice (Joseph tient à son frère) mais aussi la raison de la division des frères (Bobby ne supportant pas que Joseph ait choisi la loi). Dans ce conflit, l'arbitre est de parti pris car il s'agit du père (Robert Duvall), commandant de police et donc supérieur (et allié) de Joseph.

    La famille sera aussi vouée à un triste destin dans The Lost City of Z. Quant à Ad Astra, à l'heure de ces lignes, le nouveau film de James Gray n'est pas encore sorti, mais le cinéaste a déjà confié qu'il se centrerait sur la relation entre un fils (Brad Pitt) partant à la recherche de son père (Tommy Lee Jones), disparu lors d'une expédition aux confins du système solaire. D'après les dires de l'auteur : "La relation père-fils m'a toujours ému et été un moteur dans tout ce que j'ai fait". Tout est dit.

    Le cinéma du passé

    Cinéphile averti, James Gray a de nombreuses influences qui vont de Francis Ford Coppola à John Ford, en passant par Frank Borzage, MurnauDreyer ou Bresson. Le réalisateur privilégie le travail de l'histoire aux audaces de mise en scène et au second degré. On retrouve ainsi des plans du Conformiste dans The Yards ou plusieurs hommages au Parrain 2 dans The Immigrant. A titre d'exemple, cette vidéo de Yacine Medellel montre l'influence de Coppola sur le travail de Gray :

    Avant le début de certains tournages, James Gray montre des films et musiques qui l'influencent à son équipe technique, afin que chacun ait la même vision en tête. Il s'espère l'un des derniers héritiers du Nouvel Hollywood, en ce qu'il poursuit l'idée d'un travail indépendant au sein des majors hollywoodiennes. En gardant ses budgets dans la zone médiane entre le blockbuster et le cinéma indépendant sans moyen (exception faite de Lost City of Z, estimé à 30 millions de dollars), Gray garde un certain contrôle sur son travail.

    Cette volonté de garder son indépendance vis-à-vis des studios qui l'emploient, Gray la met à l'épreuve lorsqu'en 2000, il va à l'encontre de la volonté d'Harvey Weinstein, alors producteur et distributeur de The Yards. Ce dernier intervient dès l'écriture du scénario en réclamant des coupes et pendant la post-production, en insistant pour avoir une autre fin et un autre montage que celui du réalisateur. Le cinéaste n'hésitera pas à maintenir sa fin et son montage du film, mais en représailles, Weinstein sortira le film dans un anonymat quasi total.

    Si le cinéma de Gray est parfois qualifié de "classique", c'est parce qu'il emprunte plus volontiers à John Ford qu'à Quentin Tarantino, mais le réalisateur s'en explique : "Je n’ai jamais été très intéressé par les audaces "post-modernes" à la Pulp Fiction. Mon grand souci, c’est l’intelligence et la vérité émotionnelle. Le peintre Edward Hopper disait : "Mes toiles sont la transposition la plus exacte de mes impressions les plus intimes." C’est ce que j’essaie de faire : des choses que je ne peux pas toujours expliquer et qui offrent le reflet de mes sentiments les plus intimes".

    Cette référence à Hopper montre à quel point Gray s'attache à l'image, qu'elle vienne du cinéma ou de la peinture, mais aussi à ce qu'elle montre et à ce qu'elle ne montre pas :

    Le travail sur la lumière

    Bien qu'il ait changé à plusieurs reprises de directeur de la photographie, James Gray n'en a pas moins porté une attention toute particulière à l'éclairage de l'image. Sur Little Odessa, Gray voit le sujet de son premier long métrage comme une tragédie classique. La photographie reflète cela, en adoptant l'esthétique du film noir, partant du noir pour n'éclairer que le nécessaire à montrer. C'est ainsi que la plupart des visages du film ne sont éclairés que lorsqu'une lampe ou la lumière du jour parvient à se frayer un chemin jusqu'à eux. Il en sera de même pour La Nuit nous appartient.

    Pour ce dernier, Gray choisit aussi des couleurs chaudes pour représenter le monde de la nuit et le gris pour le commissariat, ce qui lui donne un aspect particulièrement morne et déshumanisé. Cette opposition esthétique se retrouve également dans le style vestimentaire des deux frères du film.

    C'est avec Two Lovers, mis en lumière par Joaquín Baca-Asay, que Gray arrive le plus à faire ressembler son film à une succession de tableaux de maître. Les clairs-obscurs et la couleur ocre teintent de noirceur ou d'espérance cette histoire de trio amoureux entre deux femmes et un homme torturé (Joaquin Phoenix).

    Dans The Immigrant, Gray emploie de vieux objectifs avec filtres et opte pour une sous-exposition correspondant parfaitement à l'époque (1920) où l'éclairage à la bougie est encore majoritaire. Cela permet au film de proposer à nouveau de sublimes clairs-obscurs, cette fois signés Darius Khondji. Les deux hommes collaboreront à nouveau sur The Lost City of Z, dont l'image sera inspirée par les photos des expéditions de Percy Fawcett, qui apparaît dans le film sous les traits de Charlie Hunnam.

    La lutte interne et le choix des acteurs

    En 2008, James Gray déclarait : "L'acteur doit pouvoir communiquer au public un conflit interne. Or, beaucoup de films aujourd’hui se concentrent sur des conflits externes -il faut attraper le méchant. Mais sans conflit interne, il n'y a pas d'identification". Un bon film, selon le cinéaste, contient donc des éléments que le scénario ne détaille pas, et qui sont transmis par le comédien. Et pour réussir cela, l'acteur fétiche de James Gray s'appelle Joaquin Phoenix.

    Présent dans quatre des sept longs métrages du réalisateur, Phoenix apporte son jeu viscéral et sans concession aux personnages superbement écrits par Gray : "Joaquin est le meilleur acteur de langue anglaise de sa génération pour communiquer une vraie lutte intérieure. Il n'a pas besoin de parler, il peut la communiquer par lui. C'est quelqu'un de très intelligent, c'est une de ses qualités que j'adore, c'est pour ça que je suis obsédé par l'idée de travailler avec lui. Voilà pourquoi il est différent de film en film et pourquoi il s'implique autant dans chaque film. Il est très proche de la maladie mentale".

    Plus généralement, Gray est toujours modeste et déclare qu'il choisit de très bons comédiens afin de pallier son manque de confiance en lui : "Tous les acteurs que j'aime du cinéma des années 70 et 80, je peux encore les faire travailler. (...) Les acteurs étaient très impliqués dans l'art de jouer la comédie : Marlon Brando, James Caan, Robert Duvall avaient fait des formations. Aujourd'hui, j'entends des jeunes acteurs me dire "je n'ai pas de formation, j'ai appris moi-même". Or (...) Picasso a fait des dessins à l'école qui sont magnifiques et qui lui ont permis d'aboutir un jour à Guernica". De James Caan à Robert Duvall en passant par Vanessa Redgrave, Isabella Rossellini, Maximilian Schell, Faye Dunaway, Tony Musante et Tomas Milian, le cinéaste fera travailler certaines de ses idoles de jeunesse.

    Mais il ne faut pas imaginer James Gray comme un metteur en scène dirigiste. Sur sa méthode de travail avec les acteurs, il confie : "La direction d'acteur est une idée surfaite. J'ai fait le casting et j'essaye de donner très peu de directions [au comédien] avant la première prise. Ce qui est formidable avec les bons acteurs, c'est qu'ils peuvent faire d'un choix qui semblait peu évident quelque chose d'organique". Les personnages de Gray sont souvent tiraillés, entre deux femmes (Two Lovers), entre membres d'une même famille (La Nuit nous appartient, The Yards), entre un métier et une famille (Little Odessa)... Et cette lutte interne a besoin de bons acteurs, que Gray choisit avec attention.

    Afin de donner toute sa place aux comédiens, Gray les fait beaucoup répéter. Il opte également pour le plan rapproché pour mettre en avant leur capacité à transmettre, sans qu'un seul mot ne soit prononcé, la lutte intérieure à laquelle il tient tant. Gray oppose en cela cinéma et théâtre, où le monologue à la Shakespeare n'est pas problématique mais le devient -selon lui- dans le cas d'une mise en scène cinématographique. Par ailleurs, Gray considère que le gros plan offre aux comédiens un écrin qui leur permet de retranscrire leurs personnages torturés. Un choix qu'il assume et justifie, encore une fois, en référence au passé du cinéma : "Quand vous regardez le cinéma muet - j’aime particulièrement Borzage et Murnau - vous constatez sa magnifique aptitude à transmettre des émotions complexes, sans qu’on soit obligé d’ajouter une ligne de dialogue. Un visage exprime tant de choses !"

    Le cinéma de James Gray lui aussi exprime beaucoup de choses, du conflit social au tragique, le tout agrémenté d'une poésie et d'une noirceur qui n'appartiennent qu'à lui. Pour toutes ces qualités et d'autres encore, que chacun y trouvera : (re)plongez-vous dans son cinéma riche des fantômes du passé, et encore joyeux anniversaire M. Gray.

    James Gray vous commente sa scène préférée au micro d'AlloCiné :

     

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