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    Papicha : "Une femme qui se bat pour son indépendance pendant la décennie noire en Algérie"

    Avec "Papicha", Mounia Meddour signe un premier film choc, qui suit les pas d'une jeune femme dans l'Algérie des années 90. Rencontre avec la réalisatrice, passée par Cannes en mai dernier, et son impressionnante héroïne Lyna Khoudri.

    Jour2fête

    Papicha, présenté dans la section Un Certain Regard à Cannes en mai dernier et attendu sur les écrans ce 9 octobre, c'est avant tout le regard d'une actrice, Lyna Khoudri. Un regard insoumis, libre, résistant, courageux, alors que l'Algérie des années 90 cède chaque jour un peu plus devant l'intégrisme religieux. Stylise en devenir, à la tête d'un gang de 'papichas' (surnom donné aux jeunes filles d'Alger) extrêmement attachantes, son personnage de Nedjma refuse de renoncer à ses rêves malgré les menaces et les violences. L'Algérie change, certain(e)s renoncent, mais pas Nedjma, habitée par son projet d'organiser un défilé de robes cousues dans des haïks, vêtement traditionnel maghrébin. Le propos est fort, l'interprétation puissante, la réalisation de Mounia Meddour juste. Notamment lors d'une scène muette littéralement glaçante. La réalisatrice, qui signe ici son premier long métrage, s'est inspirée de son propre vécu en cité universitaire à Alger durant la décennie 90. C'est donc un peu de son histoire qu'elle raconte. Celle de jeunes femmes qui malgré les désillusions et les obstacles, malgré la mort, ne renoncent pas.

    JACOVIDES-MOREAU / BESTIMAGE

    AlloCiné : Quels souvenirs garderez-vous de la présentation du film au Festival de Cannes ?

    Mounia Meddour (réalisatrice) : Cette sélection a représenté quelque chose d'extraordinaire pour nous. Nous avons fait ce film avec beaucoup de passion et de détermination, mais on ne s'y attendait pas du tout. La sélection nous a beaucoup touchées, et la projection a été très émouvante. Déjà parce que les comédiennes y ont découvert le film pour la première fois, c'était donc un moment très fort pour elles et pour moi. Et puis parce que j'ai vu cette salle animée, émue, parfois aux larmes. Des gens m'ont dit qu'ils avaient pu découvrir une autre culture, un autre pays, d'autres situations... Pour nous, ce film est aussi une ouverture sur le monde et sur l'Algérie, bien sûr. Nous avions envie de transmettre quelque chose d'authentique et de sincère, ce public l'a capté et c'est fantastique.

    Lyna Khoudri : C'était très émouvant de découvrir le film, de le montrer, de recevoir ces réactions, et de le vivre toutes ensemble. C'était notre premier Cannes, et il y a eu beaucoup d'émotions.

    Nedjma, l'héroïne de votre film, c'est un peu vous. Qu'est-ce que vous avez injecté de votre passé dans ce personnage ?

    Mounia Meddour (réalisatrice) : J'ai vécu en Algérie dans les années 90. J'ai étudié dans une université de journalisme, et j'ai vécu dans une cité universitaire similaire à celle qui est décrite dans le film. Nous partagions une chambre avec quatre ou cinq filles, et surtout nous partagions au quotidien des espoirs, du bonheur, de l'humour, de l'entraide, de la collaboration, une douceur de vivre mais aussi des soucis car l'oppression existait. Toute cette partie a été inspirée de mon vécu. Je viens du documentaire, et pour moi c'était important d'avoir une base assez solide pour traiter un sujet comme celui-ci. Bien évidemment, pour faire une fiction il faut des éléments dramaturgiques qui vont permettre au récit d'évoluer et de se dérouler. Des événements ont donc été "fabriqués" ou ont juste été un peu amplifiés, mais n'ont jamais été très éloignés de la réalité. Il y a donc une grande part de vécu.

    Dans le film, il y a cette réplique : "L'Algérie est une salle d'attente." C'est ce que vous ressentiez à l'époque ?

    Mounia Meddour (réalisatrice) : Oui, et c'est toujours une grande salle d'attente ! (Rires) C'est un énorme bureau de doléances et une grande salle d'attente. Dans les années 90 ou encore aujourd'hui, les gens sont en attente : d'un coup de fil, d'un papier, d'un formulaire, d'un passeport, d'un logement, d'un médicament, d'un emploi, d'un mariage... (Rires) Il y a cette attente perpétuelle, mais c'est aussi une façon de vivre les choses au présent On ne peut pas se projeter.

    Lyna, vous n'avez pas connu cette époque. Comment vous êtes-vous approprié cette histoire ?

    Lyna Khoudri : Je suis née dans les années 90 à Alger, et je suis arrivée bébé en france. Mais c'est là d'où je viens. On m'a raconté, on m'a beaucoup expliqué, et nous avons par ailleurs travaillé en profondeur avec Mounia. Le film a mis du temps à être monté. Cela nous a permis de travailler le rôle de Nedjma, qui est au centre du film, durant trois ans, presque quatre ans en fait. Mounia nous racontait, je recoupais avec les souvenirs de mes parents, et nous avons fait ce travail sur plusieurs années. Et puis je connaissais Alger pour y aller en vacances, donc je voyais de quoi elle me parlait.

    Mounia Meddour (réalisatrice) : Ce qui est intéressant chez Lyna, c'est sa curiosité. Même si elle a quitté l'Algérie à l'âge de deux ans, elle est très curieuse, elle s'intéresse beaucoup à la situation actuelle et plus largement à l'histoire du pays. Cela nous a beaucoup aidées dans la construction du personnage car il fallait se réapproprier son parcours, son quotidien, d'où elle vient, où elle va... Tous ces détails ont été construits au fur et à mesure avec beaucoup de recherches, avec des apprentissages comme la couture, avec aussi une colocation entre les actrices qui ont habité ensemble pour créer cette complicité qui se ressent à l'écran. C'était un travail de longue haleine, mais nécessaire car je crois que nous avons réussi à capter et transmettre une authenticité et une véracité algérienne.

    "Papicha" raconte donc l'histoire de votre réalisatrice, de vos parents... C'est une vraie responsabilité !

    Lyna Khoudri : Oui, c'est une énorme responsabilité, mais c'est aussi un grand kif. Quoi de mieux que raconter l'histoire de ses parents ? Je suis très sentimentale et très sensible, donc c'est avec beaucoup d'émotions que j'ai lu le scénario et que j'ai eu envie de le faire. Ça n'a été que d'heureux moments. Encore une fois, c'est d'où je viens. Je ne peux pas refuser cette responsabilité. Evidemment que j'ai cette responsbailité, sinon on ne fait pas de cinéma. Je suis trop fière.

    Vous avez un parti-pris dans la mise en scène, que vous tenez jusqu'au bout, qui est de ne jamais lâcher votre héroïne. C'était important pour vous ?

    Mounia Meddour (réalisatrice) : C'était primordial. Avec le chef-opérateur, nous avons énormément travaillé sur la mise en scène et le découpage et sur le traitement de cette histoire. Pour moi, c'était indispensable d'avoir le point de vue de Nedjma du début jusqu'à la fin. Par moment, sur le tournage, on s'évadait en faisant des plans larges ou en suivant d'autres personnages, mais on revenait très vite sur elle. Il fallait tenir ce parti-pris. Donc le peu de plans larges que nous avons filmés ont été éjectés assez rapidement au montage. J'avais cette volonté immersive et organique, à travers un découpage vif et dynamique. Je pense au final que nous avons réussi à transmettre l'oppression de l'époque, avec ces cadrages très serrés, mais aussi la force de Nedjma à travers cette caméra qui la suit dans ses réflexions, dans ses recherches, dans la création, dans ses émotions, dans le lâcher-prise... Ce parti-pris était fondamental pour transmettre au mieux les sentiments de Nedjma et cette histoire. C'est mon point de vue sur un moment de l'histoire algérienne, sur une génération de l'époque. J'espère qu'on a au final cette impression de vivre la pulsion de vie et l'énergie de ces filles. En Algérie, on est toujours dans cette énergie assez communicative, et donc nous avons essayé de respecter ça au mieux.

    En tant qu'actrice, comment avez-vous vécu ce parti-pris ? Dans quel état physique et psychologique se trouve t-on après cinq semaines aussi intenses ?

    Lyna Khoudri : Oui, c'était très fatigant. Je me souviens qu'à la fin du tournage, nous sommes allées avec Mounia faire un spa et un massage parce qu'on n'en pouvait plus ! (rires) Nous étions vraiment investies, on vivait dans la même maison, on travaillait au petit-déjeuner, dans la voiture, durant les repas, on se réveillait plus tôt que tout le monde, on arrivait plus tôt que tout le monde sur le plateau et on quittait le plateau après tout le monde... Nous étions vraiment les deux petits soldats du film, toujours en train d'échanger, de réfléchir, de travailler encore et encore. C'était extraordinaire de travailler ainsi. Je n'ai pas une grande expérience, mais je n'ai jamais vécu ça avec un réalisateur ou une réalisatrice. C'était un partage énorme, avec une confiance totale, et une telle écoute que le résultat est tel qu'il est à l'écran. Alors oui, c'était difficile physiquement car le corps finit par lâcher un peu, mais c'était d'une richesse incroyable. Une très belle expérience.

    Est-ce que vous vous souvenez de votre premier plan, l'instant où vous devenez vraiment Nedjma, et de votre dernier plan, le moment où vous la quittez ?

    Lyna Khoudri : Je m'en souviens, oui. (Sourire) Le premier plan, c'est la scène où Wassila et Nedjma entrent dans la chambre et essaient de réveiller Samira. Je mime un appel à la prière pour lui faire croire qu'il est l'heure de se réveiller. Et le dernier plan, c'est la séquence dans le cimetière quand je crie. Nous avons fait notre dernier clap... dans un cimetière ! (Rires)

    Mounia Meddour (réalisatrice) : Oui, j'espérais que ça nous porterait chance car c'est un peu macabre ! (Rires) Toute la difficulté sur un premier film en ce qui me concerne, c'est de tourner dans le désordre. Nous avions fait un travail sur le personnage avec Lyna, une sorte de schéma nous permettant de suivre la courbe émotionnelle du personnage. On se référait souvent à ce dossier pour trouver la justesse des différents états de Nedjma. C'était une vraie difficulté sur un tournage de cinq semaines, dans le désordre, avec énormément d'émotions et de situations différentes.

    Lyna Khoudri : Il fallait savoir graduer au plus juste, et c'était assez complexe de déterminer son état quand on voit tout ce qu'elle traverse. C'était difficile, mais très intéressant.

    Le film est porté par un son, une langue, le françarabe. C'est un personnage à part entière du film. Quelle était votre approche de cette "musique" ?

    Il y a une scène glaçante et très forte, celle de l'assassinat de la soeur de Nedjma. C'est une séquence qui mise sur le silence et c'est un vrai choc pour le spectateur. Comment avez-vous abordé cette scène à la mise en scène et devant la caméra ?

    Lyna Khoudri : J'ai été choquée aussi en la découvrant... C'était la séquence la plus dure à tourner, elle nous faisait très peur, on savait qu'elle devait arriver et elle est arrivée sur la fin. Je n'arrivais pas à comprendre que je ne devais pas me retourner. Je n'arrivais pas à ne pas me retourner. nous avons beaucoup échangé avec Mounia, nous avons essayé peut-être trente manières d'aborder cette séquence, trente manières de vivre la mort d'un proche, et puis elle a fini par me dire très simplement : "Tu ne peux pas te retourner. Tu ne peux pas. C'est comme ça." Et effectivement, elle ne peut pas, au-delà de l'amour qu'elle a pour sa soeur. C'est la décomposition de Nedjma, c'est une chute à ce moment-là. Je me souviens d'un tournage très calme, très silencieux, avec chacun(e) très concentré(e) pour cette scène très importante.

    Mounia Meddour (réalisatrice) : Ce qui était clair pour moi dès le début, c'est qu'à l'époque quand il y avait des assassinats, on ne ratait jamais la cible. En l'occurence ici, une journaliste. C'est donc déjà trop tard, Nedjma sait que c'est fichu. Cette mise en scène était pour moi très importante, car c'est un personnage qui sait qu'il n'y a aucun espoir. Le silence était aussi très important en tant que coupure de rythme, en passant d'un moment de vie très joyeux à une scène de mort qui crée une rupture dans le vécu de Nedjma. Enfin, ce silence, c'est une bulle, on perd un être cher et plus rien ne compte : ce silence symbolisait cette disparition et le côté anesthésié du moment.

    A l'inverse de ce silence, il y a plus tard dans le film un cri de Nedjma, après la tuerie dans l'école. Qu'y a t-il dans ce cri ?

    Lyna Khoudri : Il y a le ras le bol. "J'en ai marre. Je n'en peux plus. Pourquoi ?" Elle ne comprend pas. Elle est fatiguée. Pour elle c'est trop, c'est la deuxième personne qu'elle perd après sa soeur. C'est le cri de trop. Et on pense qu'elle va lâcher mais elle ne lâche jamais, Nedjma. 

    Mounia Meddour (réalisatrice) : C'est une séquence tournée à la toute fin, et cela nous a aussi servi d'exutoire après tout ce que nous avions vécu durant ces cinq semaines. Nous l'avons volontairement planifiée à la fin, pour relâcher toutes les émotions et l'énergie emmagasinées sur le tournage. Il fallait lâcher prise et passer à la vraie vie. Ce moment a été très symbolique pour Nedjma et pour Lyna en tant que comédienne. C'est un cri de rage, de colère, et il nous a fait beaucoup de bien.    

    Mounia, vous parliez de la pulsion de vie de Nedjma et de ses amies. Et donc de la vôtre, car ce film raconte en partie votre vécu. Quand vous repensez à cette époque, est-ce qu'il y a eu des moments où vous avez eu envie de renoncer ? Comment continuer le combat ?

    Mounia Meddour (réalisatrice) : Comme dans toutes les situations, l'être humain s'habitue à son environnement. J'étais comme Nedjma : l'insouciance, l'envie de vivre l'instant présent, la volonté de réussir ses rêves, le désir d'être comme n'importe quelle adolescente dans le monde. Il y a donc une pulsion de vie qui s'installe. Dans ma génération, les gens continuaient à aller à l'école, à l'université, au travail, à prendre le bus... Et ce malgré le danger. Le danger était partout, il pouvait y avoir des explosions dans les bus, des faux barrages... Mais les gens continuaient à vivre. Papicha est aussi un hommage à toute la population algérienne qui a vécu ce drame dans les années 90, plus particulièrement les femmes qui subissaient des oppressions, des pressions par rapport au corps ou au voile. Il y a eu énormément de drame parce que des femmes refusaient de mettre le voile. Cette résistance qui était de mise dans les années 90 a eu un grand écho en moi.

    Pulsion de vie, sentiment d'urgence... Votre investissement a été total. On dit souvent qu'un(e) réalisateur/réalisatrice met tout dans un premier film. Dès lors, quelle est la suite pour vous ?

    Mounia Meddour (réalisatrice) : C'est exactement ça, on met tout dans un premier film mais on a le temps de mûrir un deuxième puisque Papicha était quand même relativement long à mettre en place. On ne peut pas écrire aujourd'hui des histoires déconnectées du contexte, et le contexte algérien actuel me nourrit. J'aime beaucoup travailler sur la position des femmes dans la société maghrébine.  Sur Papicha, la thématique était celle d'une femme qui se bat pour son indépendance pendant la décennie noire, et auujourd'hui je voudrais continuer à creuser cette thématique à travers la question du comment vivre avec ces traumatismes aujourd'hui, et s'habituer au contexte actuel. Ça reste donc lié.

     

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