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    Au bout du monde : Kiyoshi Kurosawa nous parle Marvel, réseaux sociaux, fantômes...
    Vincent Formica
    Vincent Formica
    -Journaliste cinéma
    Bercé dès son plus jeune âge par le cinéma du Nouvel Hollywood, Vincent découvre très tôt les œuvres de Martin Scorsese, Coppola, De Palma ou Steven Spielberg. Grâce à ces parrains du cinéma, il va apprendre à aimer profondément le 7ème art, se forgeant une cinéphilie éclectique.

    Après deux films de SF, le cinéaste japonais Kiyoshi Kurosawa nous emmène Au bout du monde dans son nouveau long-métrage. L'occasion d'évoquer avec lui le tournage en Ouzbékistan, ses thèmes fétiches et même le phénomène Marvel.

    AlloCiné : Après deux films de SF, Avant que nous disparaissions et Invasion, vous revenez à un cinéma plus traditionnel avec Au bout du monde, pourquoi avez-vous souhaité raconter l'histoire de cette jeune femme perdue en terre inconnue ? 

    Kiyoshi Kurosawa : Je ne suis pas à l'origine de cette idée ; elle m'a été donnée par un producteur que je connais. Il me proposait de réaliser un film en Ouzbékistan, un pays que je ne connaissais pas du tout. Presque tous les films que j'ai réalisés jusqu'ici traitent d'un personnage ancré dans son quotidien, un quotidien qui évolue, se transforme ; j'éprouvais l'envie, pour une fois, de faire autre chose, de ne pas dépeindre le quotidien d'un personnage. Je voulais le placer cette fois dans une terre totalement inconnue dans lequel le quotidien est bouleversé. 

    On voit rarement l'Ouzbékistan au cinéma, comment s'est passé le tournage sur place ? 

    Le tournage s'est passé de manière bien plus fluide que ce que je pensais. Pour les japonais, l'Ouzbékistan est un pays complètement inconnu. En revanche, les ouzbeks connaissent plutôt bien le Japon, ils admirent beaucoup notre pays, c'en est presque gênant pour moi. J'avais d'ailleurs une inquiétude, je me demandais si on trouverait des interprètes sur place. Mais dès qu'on a mis une annonce, on a tout de suite eu 10, 20 personnes qui se sont proposées. J'ai vraiment senti une ouverture de la part des ouzbeks par rapport aux japonais.

    Les ouzbeks connaissent plutôt bien le Japon, ils admirent beaucoup notre pays, c'en est presque gênant pour moi.

    Les acteurs ouzbeks étaient aussi formidables ; j'étais vraiment admiratif du travail de l'acteur qui joue le rôle de Temur l'interprète [Adiz Radjabov]. Il est très connu en Ouzbékistan mais il n'avait aucune connaissance de la langue japonaise. Il s'est entraîné pendant un mois et son japonais est devenu tellement fluide qu'on a l'impression que c'est un véritable interprète. En plus, c'est sûrement lui qui a le plus de répliques dans le film. Il est parvenu à jouer son rôle avec brio, en y mettant des sentiments, en comprenant le sens de ce qu'il disait. J'étais vraiment impressionné. 

    Le personnage de Temur, l'interprète, a d'ailleurs une place très importante dans le film, il permet à l'équipe de tournage et à Yoko, le personnage principal, de se faire comprendre, de communiquer. Il est même très touchant car il comprend mieux la jeune femme que son équipe de tournage ; comment avez-vous abordé sa personnalité pendant l'écriture ? 

    Dès l'étape du scénario, le personnage est défini. Mais je ne pensais pas que ça irait aussi loin. Un interprète, c'est plutôt quelqu'un qui est en retrait. Je me disais que ce personnage n'attirerait pas vraiment l'attention. Mais la qualité du jeu de l'acteur, les efforts qu'il déploie à l'image, c'était quelque chose de très inattendu pour moi. 

    En parlant des acteurs, Atsuko Maeda, qui interprète Yoko, est de tous les plans et livre une performance incroyable. Pourquoi l'avoir choisi ? 

    J'ai rapidement pensé à elle quand le projet s'est mis en place. Dès l'écriture, je pensais à elle, c'est une chose qui m'arrive rarement. D'habitude, je préfère ne pas écrire en pensant à un acteur en particulier. Au cours de l'écriture, l'image d'Atsuko Maeda a commencé à s'amplifier de plus en plus.

    Eurozoom

    On a déjà travaillé plusieurs fois ensemble et je trouve qu'elle dégage une solitude particulière… elle exprime de la force et de la tristesse à la fois. Ces sentiments sont difficiles à exprimer, je trouve, chez les actrices japonaises. Elle était parfaite pour ce rôle. L'élément décisif, c'était aussi la chanson car Atsuko Maeda est actrice mais aussi chanteuse.   

    Les passages chantés sont justement très émouvants, notamment l'Hymne à l'amour en japonais, pourquoi avoir choisi cette chanson ? 

    Je me demandais vraiment ce que les français allaient penser de cette version japonaise de l'Hymne à l'amour. J'avoue avoir été un peu inquiet. Du coup, si vous l'avez apprécié, j'en suis heureux, car j'avais peur que ça fasse vraiment bizarre aux français. À l'origine, j'aime beaucoup cette chanson. C'est un morceau que tout le monde connaît au Japon et dans le monde entier. Je voulais faire chanter au personnage principal une chanson que n'importe qui peut reconnaître.   

    Par ailleurs, il se trouve que ce morceau est libre de droits au Japon donc je pouvais l'utiliser dans le film. Je me suis aussi dit que s'il était interprété par Atsuko Maeda, ce serait du haut niveau au regard de son expérience dans le chant. 

    La séquence du parc d'attractions est fascinante et amusante à regarder, on ressent le malaise de Yoko jusqu'à nous épuiser ; qu'est-ce que vous aviez envie de transmettre à travers cette scène ? 

    Si cette séquence vous a amusé, j'en suis très heureux. Ça n'a pas été une scène difficile à tourner même si pour Atsuko Maeda, ça a été absolument horrible. Nous, on avait juste à regarder, ce n'était pas si difficile (rires). Il n'y avait toutefois pas de thème particulier que je voulais aborder dans cette scène. C'est juste qu'au Japon, dans ce type d'émission de voyage, c'est un motif que l'on voit souvent.   

    On est dans un parc d'attraction un peu dangereux, avec des consignes de sécurité un peu limites… le genre de choses qu'on ne verrait pas au Japon. C'est donc un classique de ce type d'émission et je voulais l'intégrer dans le film. Ce que je voulais aussi exprimer, c'est que le personnage d'Atsuko Maeda arrive à le supporter car elle est professionnelle. Même si elle n'a pas envie, elle doit le faire ; elle a une conviction qui est une vraie force. 

    Il faut avoir la culture nécessaire, quand on regarde un film ou la télé, de ne pas avaler tout ce qu'on nous dit.

    Yoko est une jeune animatrice qui utilise les codes des réseaux sociaux et de YouTube pour présenter ses émissions. Quel regard portez-vous sur cette nouvelle manière de créer du contenu via Internet ? Et sur les réseaux sociaux en général ? 

    C'est une remarque très intéressante ; je regarde de temps en temps ce type de vidéos et les émissions japonaises ont conscience que les réseaux sociaux changent la manière de créer du contenu. Les réseaux influencent beaucoup les émissions TV et j'ai repris à mon compte la façon dont elles sont mises en scène, avec du dynamisme, des petites blagues etc...

    Malgré tout, je connais assez mal ce type de contenus donc il m'est difficile de commenter. Mais tant qu'on s'amuse de ces vidéos en tant que fiction, tant que ça peut être réalisé très facilement et que des gens aiment ça… je me dis que c'est un moyen plus simple que le cinéma de s'exprimer. Par contre, quand ce qui est représenté dans ces vidéos est la réalité, cela fait assez peur. Comme au cinéma, quand ce qui est montré est présenté comme étant la réalité, cela peut être utilisé à mauvais escient.

    Il faut avoir la culture nécessaire, quand on regarde un film ou la télé, de ne pas avaler tout ce qu'on nous dit. Il faut savoir faire la différence entre la réalité et la fiction. Ce qui me fait peur, avec ces vidéos réalisées sur les réseaux sociaux, c'est qu'elles nous font penser que c'est la réalité. Il faut protéger cette ligne de démarcation qui sépare fiction et réalité. Mais je dis ça peut-être parce que j'appartiens à l'ancienne génération. 

    Concernant Atsuko Maeda, si je lui ai attribué le rôle principal, c'est tout d'abord car c'est une actrice formidable. Mais c'est aussi parce que c'est une ancienne « idole » qui faisait partie d'un groupe très populaire, KB 48. En ce sens, elle est considérée comme une représentante de la génération réseaux sociaux. Pour finir, il faut savoir qu'Atsuko adore le cinéma depuis qu'elle est toute petite, c'est une grande cinéphile ; elle a même rédigé des critiques dans un magazine. Cela fait aussi partie de son charme.

    Au Japon, les actrices ont plus de force que les acteurs et sont plus compétentes.

    Dans vos derniers films, vous dressez le portrait de personnages féminins très intéressants ; en règle générale, les femmes ont une place prépondérante dans vos histoires...

    Quand je crée mes histoires, je n'ai pas forcément conscience du genre de mes personnages. Effectivement, ces derniers temps, il y a plus de femmes qui ont le rôle principal. Quand on regarde les jeunes acteurs japonais aujourd'hui, on se rend compte que les actrices ont plus de force qu'eux et sont plus compétentes. Quand on fait un casting pour les personnages féminins, on a donc l'embarras du choix. Alors que pour les hommes, c'est beaucoup plus difficile.

    C'est pour cela que je fais plus de projets avec une femme comme personnage principal. C'est en tout cas une des raisons. Mais je ne pourrais pas encore vous dire clairement pourquoi il y a plus de personnages féminins dans mon cinéma.

    Est-ce que le fait de mettre en scène une équipe de tournage a changé vos habitudes de réalisateur ?

    Effectivement, c'est la première fois que je réalise un film avec une équipe de tournage en personnages principaux. C'était une expérience assez étrange car normalement, il y a une séparation entre ceux qui sont derrière la caméra et ceux qui sont devant. Ces derniers sont maquillés, ils ont leurs costumes et ceux derrière sont habillés n'importe comment (rires). Mais là, on était tous exactement pareils.

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    Quand on disait "Coupez", on ne savait plus qui était qui, il y avait un mélange des genres très agréable. Nous avons tourné pendant un mois en Ouzbékistan, on était dans le même hôtel, on mangeait les mêmes choses... Autant l'équipe que les acteurs étaient dans le même environnement. C'était une belle et très intéressante aventure.

    Vous qui aimez aussi les films de monstres et les effets spéciaux, quel regard portez-vous sur l'univers Marvel et les films de super-héros ? Cela vous tenterait de mettre en scène les aventures d'un super-héros japonais ?

    Quand on regarde les films hollywoodiens, ils sont presque tous bourrés d'effets spéciaux. Les progrès techniques n'arrêtent pas de m'étonner. On voit des monstres plus vrais que nature, des scènes de destruction de la Terre très réalistes... Cela m'amuse beaucoup, j'apprécie ces films.

    En même temps, même si je suis très impressionné, je n'ai pas le sentiment de voir quelque chose de complètement nouveau. J'ai une impression de déjà-vu. Cela rassure de voir des choses que l'on connaît avec une surenchère dans le spectaculaire à chaque film. On les apprécie car on se sent en sécurité, on sait ce qu'on va voir.

    C'est la force de ces films mais c'est aussi leur limite. Certes, ils sont impressionnants mais ils n'apportent aucun changement, on a l'impression de tourner en rond en les regardant. Toutefois, si on m'en donnait l'occasion, je serais tenté d'en réaliser un. Mais en quoi consiste le travail du réalisateur dans ces énormes productions ? Je n'arrive même pas à l'imaginer. Quelles directives doivent-ils donner ? À quoi doivent-ils faire attention pendant le tournage ? Ça commencerait d'abord par un apprentissage de zéro avant de commencer.

    Après, ce qui est rassurant, c'est que les acteurs occupent une place importante dans ces films malgré les effets spéciaux. Ils sont là, ils sont bien réels. En cela, il y a une frontière avec le cinéma d'animation par exemple. Le fait que les comédiens soient palpables, reconnaissables, rejoint le cinéma que je connais, et cela me rassure.

    Le cinéma, c'est vraiment quelque chose de difficile, on en apprend tous les jours.

    Dernière question : on ne voit plus de fantômes [thème récurrent dans sa filmographie] dans vos films depuis Le Secret de la chambre noire, pourtant, Yoko erre parfois dans la ville comme un fantôme, elle est comme invisible car personne ne la comprend. C'est une chose à laquelle vous avez pensé en tournant par exemple ses errances dans la ville ?

    Pour ce projet, je me suis interdit de faire un film de fantômes. J'avais décidé que je ne filmerais pas l'héroïne comme un revenant. C'est pour ça que, dans ma mise en scène, elle est là, elle bien là ; je l'ai filmé de telle sorte qu'on ne puisse pas douter de sa présence dans notre monde.

    En effet, lorsque je représente un fantôme, je fais en sorte que le spectateur se demande si la personne est vraiment là. Votre question me fait me rendre compte que, si ça se trouve, malgré moi, sur certains plans, je l'ai filmé comme un fantôme (rires). Ce n'était pas mon intention mais je me suis fait avoir.

    Votre remarque me fait prendre conscience de certaines choses... j'avais fait en sorte que mon personnage principal, Yoko, soit toujours à l'écran. Par exemple, quand je filmais son visage, je faisais en sorte de bien la mettre également dans le champ quand je tournais ce qu'elle regardait et qu'on la voit de dos. Peut-être que la filmer de cette manière peut donner l'impression que c'est un spectre... j'éprouve un énorme choc du coup (rires), je m'en veux presque de ne pas m'en être rendu compte.

    Le cinéma, c'est vraiment quelque chose de difficile, on en apprend tous les jours.

    Propos recueillis par Vincent Formica à Paris le 4 septembre 2019

    Traduction : Miyako Slocombe

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