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    30 ans Abyss : retour sur un tournage cauchemardesque
    Olivier Pallaruelo
    Olivier Pallaruelo
    -Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
    Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

    Il y a tout juste trente ans, le 27 septembre 1989, sortait "Abyss" de James Cameron. Un film qui sera un authentique tour de force technique, mais un cauchemar logistique entraînant un tournage sous très hautes tensions...

    Twentieth Century Fox

    "Je voulais faire un film différent de ceux que j'avais pu faire auparavant. [...] La vraie menace, les vraies monstres qui nous menacent dans les ténèbres sont en réalité notre propension à la destruction et à notre ingéniosité à bâtir des outils pour tuer. J'ai voulu que les créatures d'Abyss soient à l'opposé de celles du film Aliens. Pas ces horribles démons bavant et plongeant dans notre subconscient, mais des créatures pleines de grâce et de beauté, faisant appel à la haute intelligence dont nous sommes capables".

    Une belle profession de foi, émouvante même, de la part d'un cinéaste qui signa il y a tout juste 30 ans, le 27 septembre 1989, un film qui fera date d'un point de vue technique. Mais dont le tournage s'est rapidement transformé en enfer pour l'équipe technique et les acteurs. Un chemin de croix collectif en large partie provoqué par James Cameron lui-même, obsédé à l'idée de rendre Abyss le plus réaliste possible.

    Ci-dessous, pour mémoire, la bande-annonce du film...

    Tout à la fois film catastrophe s'inscrivant dans une époque où souffle encore un vent de fin de Guerre froide, thriller claustrophobique, film de Science-Fiction mâtiné d'un zeste d'épouvante mais aussi bouleversante histoire d'amour faisant écho à la situation personnelle du cinéaste qui était alors en plein divorce, Abyss est révélateur de ce qui est sans doute la première force du cinéaste : sa capacité à raconter des histoires humanistes dans un cadre fantastique. Le tout enrobé d'une incontestable maestria technique et visuelle confinant régulièrement au tour de force.

    Après les gros succès de Terminator et Aliens, James Cameron obtient ainsi le feu vert pour réaliser cette histoire plus personnelle."Si je ne pouvais pas faire dans l'eau ce que 2001 l'odyssée de l'espace a pu accomplir pour les films de SF se déroulant dans l'espace, je n'aurai pas voulu faire le film" lâche même l'intéressé dans le formidable Under Pressure : The Making of The Abyss. Et sa productrice, Gale Anne Hurd, de compléter les propos du cinéaste : "je ne pense pas qu'il y aura probablement un autre film d'ici la fin de ce siècle dont le tournage a constitué un tel défi. Pas seulement technique, mais aussi physique et émotionnel". Elle aura raison.

    "Cameron a toujours su résoudre les problèmes et trouver des solutions, doublé d'une éthique professionnelle quasi obsessionnelle qui lui a toujours servi, en particulier sur un tournage aussi technique et problématique que celui de Abyss" analyse la journaliste Emmy Potter sur le site Consequence of Sound, dans un passionnant article intitulé James Cameron : Man or Machine ? et publié en août dernier. "En utilisant un mélange de Matte Paintings, maquettes, combinés avec les plans sous l'eau et l'utilisation de CGI, le film a su immerger sans accroc les spectateurs dans ses eaux mystérieuses, nous gratifiant au passage de quelques uns des plus beaux plans jamais réalisés par Cameron dans un film". Un travail et une prouesse d'ailleurs récompensé à juste titre par l'Oscar des Meilleurs effets visuels.

    De "The Abyss" à "The Abuse"...

    Mais le prix à payer pour parvenir à ce résultat fut élevé. Les problèmes survinrent dès la recherche du lieu de tournage. Ne trouvant pas de plateau immergé assez profond alors qu'il devait tourner 40% de ses plans sous l’eau, Cameron décida d’utiliser une centrale nucléaire désaffectée en Caroline du Sud. Quatre mois furent nécessaires à l’équipe de production pour construire le décor de la station DeepCore, puis 5 jours pour remplir le réacteur inachevé de 28 millions de litres d’eau et ainsi avoir 13 mètres de profondeur dans ce bassin artificiel. Il a d'ailleurs fallu patienter un bon moment avant que le PH de l'eau ne devienne acceptable... En effet, trop de chlore fut versé, au point que cela commença à faire tomber les cheveux de membres de l'équipe technique, quand d'autres voyaient carrément la couleur de leurs cheveux changer ou avaient le haut du crâne brûlé...

    Pour donner l'illusion de l'obscurité totale des abysses, le sommet du réservoir fut recouvert d'une gigantesque bâche noire empêchant la lumière du jour de passer, tandis que la surface de l'eau fut recouverte par 7 milliards de billes noires en polypropylène. Ce réservoir a d'ailleurs connu une rupture, hypothéquant durant plusieurs jours le tournage. Sans compter aussi sur la panne d'un générateur, qui plongea le plateau dans le noir complet, empêchant l'équipe de production et les comédiens de se répérer et de communiquer. L'angoisse...

    Avant même que le tournage ne commence d'ailleurs, Cameron exigea que l'ensemble du casting obtienne son brevet de plongée sous-marine. Sur ce plateau de tournage d'un genre un peu particulier, les comédiens passaient des journées de 10h immergés dans l'eau, trois fois par semaine, et très souvent sous l'eau, sans compter qu'ils réalisaient eux-même leurs cascades. Compte-tenu de la difficulté de mise en place quotidienne du tournage, Cameron demanda d'ailleurs à son casting d'uriner dans leurs combinaisons de plongée, histoire de gagner du temps. Parfois, le tournage se déroulait même de 15 à 18h par jour...

    L'attente entre les prises était interminable.Tellement d'ailleurs que la comédienne Kimberly Scott racontera plus tard avoir eu le temps de tricoter cinq pulls sur le tournage. A force d'entrer et sortir de l'eau, les acteurs grelotaient de froid. La Fox pris alors l'initiative de leur faire installer des jacuzzis réchauffants. Si le tournage d'Abyss débuta au cours de l'été 1988, il était toujours en cours durant l'automne et l'hiver. Les jacuzzis ne tardèrent pas à devenir pour ainsi dire le seul endroit suffisamment chaud au milieu du paysage industriel désolé où le film se tournait. Si bien que l'équipe du film prenait ses déjeuner ici et y organisait ses réunions... Les autites et sinusites se multiplièrent parmi l'équipe du film. Toujours jusqu'au boutiste, Cameron quant à lui restait immergé la plus grande partie de son temps : il utilisait son temps de décompression (long, évidemment, en raison de son séjour sous l'eau...) pour visionner les rushes de tournage du jour par le biais d'un écran sous-marin, quand il ne faisait pas de modifications substantielles de son scénario (toujours sous l'eau !) sur un script plastifié...

    "Iron Jim", comme on le surnomme, est souvent prompt à la colère et l'emportement, terriblement exigeant. "C'est parce que je suis exigeant avec moi-même que je le suis avec les autres. Si je rentre chez moi sans avoir les mains noires [après une journée de tournage], la journée a été gâchée". Pour donner une petite idée, l'équipe de tournage rebaptisa rapidement le nom du film en "The Abuse", le faisant même imprimer sur les Tee Shirts... Plus tard, sur le tournage de Terminator 2, ce fut "Terminator 3 : sans moi !" qu'on pouvait lire sur les Tee Shirts. Ambiance...

    Un cinéaste passablement despotique donc, qui manqua d'ailleurs de peu de perdre la vie sur le tournage. Alors qu'il tournait une scène sous l'eau, il arriva à court d'air comprimé et voulu remonter à la surface en urgence, son assistant ayant même omis de l'avertir qu'il manquerait bientôt d'air. Un plongeur de sécurité lui donna alors un détendeur de plongée mal réglé, qui lui envoya de l'eau dans les poumons. Par deux fois en prime. Cameron fut obligé de donner un coup de poing au plongeur pour se libérer et remonter à la surface. Une fois l'incident passé, il vira le plongeur et l'assistant réalisateur, qui était notamment chargé de vérifier le niveau de l'air des équipements de plongée.

    Si la comédienne Mary Elizabeth Mastrantonio fit une sévère crise de nerfs après avoir passé des heures trempée et topless, tandis que Ed Harris compressait sa poitrine en guise de massage cardiaque dans la scène où il est censé la ramener à la vie, ce dernier eut d'ailleurs une très violente altercation avec James Cameron. Car le comédien a, lui aussi, vu passer la mort de près.

    Dans une scène clé du film, Ed Harris doit nager en apnée, entre deux environnements éloignés l'un de l'autre. Une "station oxygène" devait l'attendre en haut d'une échelle pour qu'il puisse faire... Le plein d'oxygène donc. Sauf qu'après une première prise, Cameron estima que ca ne fonctionnait pas et que la performance n'était pas assez réaliste. Il décida donc de déplacer un peu plus loin le relais d'oxygène... Sans avertir l'acteur. Lors de la seconde prise, Harris paniqua et commença à suffoquer, avant de sortir de l'eau. Harris s'adressa très violemment à Cameron, furieux (et on le comprend) que le metteur en scène joue avec sa sécurité pour un seul plan du film. L'acteur en fut tellement affecté qu'il refusa de faire toute promotion pour le film, et jura de ne plus jamais retravailler avec Cameron.

    Avec à peine 90 millions $ de recettes au Box Office mondial pour Abyss, le succès fut hélas loin d'être au rendez-vous pour le cinéaste. Loin, très loin de ce que rapportera son film suivant, Terminator 2, et ses 520 millions $. Mais Abyss reste malgré tout un des plus beaux succès critiques pour le réalisateur, au-delà d'être aussi sans aucun doute son film le plus personnel. De quoi peut être atténuer le souvenir acrimonieux de Mary Elizabeth Mastrantonio, qui résumera de manière lapidaire le tournage du film : "Abyss a été beaucoup de choses. Drôle à faire n'en faisait certainement pas partie"...

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