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    Ad Astra : "Je ne suis pas assez bon...", la confession surprenante du réalisateur James Gray

    De passage à Paris pour la promotion de son brillant film de SF "Ad Astra", James Gray s'est longuement confié au journal Libération dans le cadre d'une interview fleuve, sur son rapport au cinéma, la création, ses frustrations... Morceaux choisis.

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    En amont de la sortie de son film Ad AstraJames Gray est venu à Paris pour en assurer la promotion auprès de différents médias. Parmi ceux-ci figurait le quotidien Libération, auquel il a accordé un entretien fleuve, et dans lequel le cinéaste se met presque à nu, évoquant son rapport au cinéma, au temps, aux difficultées liées à la création dans un paysage hollywoodien devenu ultra formatés et où règne le dollar roi. Ses profondes frustrations aussi. Comme l'écrit le journaliste Julien Gester, qui a conduit cette passionnante interview, "un entretien empreint [...] de franchise coupante et d'absence de calcul, corporate en rien, (il ne fait nul secret du peu de goût pour les vaisseaux amiraux à super-héros de la méga major qui le finance). Si libre et vite chargé de colères impuissantes et d’affects intimes qu’il a vite débordé tout cadre horaire ou promotionnel pour le faire voler en éclats". Un moment rare à ce niveau, forcément précieux, que vous pouvez lire en intégralité ici.

    Le réalisateur porte ainsi un regard terriblement désenchanté sur la société actuelle, et tire à boulets rouges sur une culture de masse qui nivelle de plus en plus vers le bas. "De plus en plus de gens qui accèdent à l’université aux Etats-Unis ne peuvent pas se permettre d’étudier les humanités. Ils étudient quelque chose qui leur permettra de rembourser leur dette universitaire, donc ils optent pour le business. Et donc ils ne comprennent pas Shakespeare, ni Moby Dick ou Molière, n’entendent rien à Verdi, Puccini, Wagner, Rembrandt, Picasso ou Rothko. Parce qu’ils n’ont rien étudié de tel. On ne le leur a pas enseigné, mais on les a gavés de films de super-héros et de McDo. C’est là la crise de notre temps. Et c’est pourquoi nous faisons des films de pire en pire" lâche-t-il.

    Le journaliste lui répond alors : "Vous êtes le premier à dire souvent que pour attirer les gens dans les salles, il faut leur proposer des scènes ressemblant à l'idée qu'ils se font du divertissement. Quitte à leur faire passer autre chose en même temps". Et James Gray de convoquer ses totems du cinéma des années 70. "Dans les années 70, Coppola faisait le Parrain et le Parrain II, soit l’Iliade et l’Odyssée de la civilisation américaine, puis Apocalypse Now qui serait notre Enéide. Et vous pouviez lancer n’importe qui dans la rue sur le Parrain : «Ouais, j’adore !» C’est ce que je poursuis : l’accessibilité de quelque chose porté par de hautes aspirations, satisfaire le public mais pas l’«exploiter» [au sens commercial du terme]. Mais il y a eu beaucoup de dégâts dans notre culture depuis ces années-là, c’en est effrayant".

    Comme un air du fameux "c'était mieux avant !" ? Pas vraiment. Gray nuance : "je ne pense pas que les choses étaient «meilleures» en 1970. Elles ne l’étaient pas pour qui était noir, ou gay, ou femme. La vie était objectivement pire. Mais au même moment, en 1969, vous aviez Macadam Cowboy. En 2019, c’est Green Book qui gagne l’oscar du meilleur film. C’est un indicateur idiot, mais ça révèle tout de même quelque chose qui a changé culturellement".

    "Je crois n’être juste pas assez bon..."

    "Chez lui, la qualité s'allie avec le temps" disait Vincent Maraval, la patron de la société de distribution Wild Bunch, à propos de l'immense cinéaste que fut Michael Cimino. Le temps long donc, qui permettait aux cinéastes des générations précédentes de développer leur savoir-faire. Un temps là-aussi révolu, constate tristement James Gray. "Prenez John Ford. Tout le monde s’extasie sur son œuvre. Mais John Ford a tourné plus de 100 films ! Quand il fait la Chevauchée fantastique ou Qu’elle était verte ma vallée, il avait probablement déjà plus de 50 films derrière lui. On n’a plus l’opportunité de développer ce niveau de savoir-faire désormais. Si vous vous foirez avec votre deuxième film, c’est fini. Vous êtes fini. Donc il faut développer cette maîtrise de la fabrication plus vite qu’auparavant. Et c’est très inconfortable. La vraie question est : comment être le plus direct, honnête possible ? Mais la machinerie de fabrication se met en travers, et c’est affreux. J’ai évidemment une immense admiration pour Raging Bull, et cela est lié au fait que Scorsese était capable d’atteindre ce niveau d’autodestruction qui le tuait presque, et de le rendre si limpide dans son film. Mais c’était son septième long métrage de fiction, et il avait atteint ce niveau de maîtrise qui ouvrait la voie à sa vérité intérieure. C’est une tare que j’ai, de ne pas avoir su abattre ce mur entre les enjeux de fabrication et ce que j’essaie profondément d’exprimer d’un point de vue très intime. Et… c’est mon grand regret de ne pas être assez bon".

    "C'est une question d'époque, Ford avait un système derrière lui [...]" argumente le journaliste. "Mais c'est aussi une question d'ambition industrielle : Ad Astra a coûté 80 millions $. Si vous étiez prêt à faire des films pour 800.000 $, vous pourriez tourner tout le temps..." Gray lui répond : "On rêve de pouvoir produire du travail de très haute qualité, de s’y investir, fabriquer quelque chose qui reste, et l’on se retrouve in fine à juste œuvrer à quelque chose qui soit regardable, clair. J’en conçois une terrible et systématique déception vis-à-vis de tout ce que j’ai fait. C’est très dur de vivre avec cela. J’ai lutté avec la dépression, avec ces problématiques d’honnêteté, car c’est là tout le drame d’ambitionner de faire quelque chose qui soit merveilleux mais de ne pas pouvoir faire mieux qu’essayer de l’empêcher d’être horrible".

    Au fil de l'interview, Gray semble porter un regard toujours plus dur sur son travail. "je regrette profondément de ne pas pouvoir travailler plus, pour développer mon savoir-faire, afin de faire mieux. Je… Je suis tellement déçu par moi-même, si vous voulez tout savoir, de ne pas parvenir à approcher l’excellence dont je rêvais". Avant d'embrayer un peu plus loin : "l y a des manques dans mon cinéma. John Ford, Visconti, Coppola, Scorsese… Regardez la scène de mariage du Parrain. Il y a une telle chaleur, cela déborde de vie, de drôlerie, d’énergie. Et c’est sublime. On est dans la Poursuite infernale, quand John Ford accompagne les personnages vers la kermesse, alors qu’ils bâtissent l’église. Je n’ai pas… Je n’ai pas cette chaleur, cette vitalité. Parce que mon enfance n’a pas été nourrie de cela. Et cette part magnifique de la vie m’est inaccessible. Je suis incapable d’en mettre au jour la part drôle, joyeuse. C’est une réelle carence de mon travail, et je l’ai toujours déploré".

    Le doute, toujours, jusqu'à la fin de l'interview, où il revient à ses exemples grecs en évoquant à nouveau les films de super-héros : "peut-être que je me plante et que les gens qui font Avengers ont raison. Peut-être ces gens sont-ils en train de fabriquer ce que l’on regardera dans 2 000 ans comme l’équivalent de l’Enéide. C’est effrayant, mais c’est une perspective à laquelle tout créateur doit se confronter. On ne sait jamais".

    Ci-dessous, la bande-annonce de son film, Ad Astra, en salle depuis ce mercredi...

     

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