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    Iris Brey : "Toutes ces nominations pour Roman Polanski racontent une vraie résistance"
    Brigitte Baronnet
    Passionnée par le cinéma français, adorant arpenter les festivals, elle est journaliste pour AlloCiné depuis 12 ans. Elle anime le podcast Spotlight.

    A l'occasion de la sortie du livre "Le regard féminin - une révolution à l'écran", entretien avec Iris Brey, autrice, critique et universitaire, spécialiste de la question du genre et de ses représentations.

    Bestimage

    A trois semaines de la cérémonie des César, cérémonie à laquelle Roman Polanski part en tête avec 12 nominations, Iris Brey publie un second essai, après "Sex and the series", consacré au "female gaze" : "Le Regard féminin - une révolution à l'écran" vient de sortir aux Editions de l'Olivier. L'autrice, critique et universitaire, spécialiste de la question du genre et de ses représentations, livre un essai éclairant et très documenté dans lequel sont convoquées des cinéastes comme Jane Campion, Chantal Akerman et Céline Sciamma. Le livre nous renseigne sur une autre façon de regarder les oeuvres.

    Pour AlloCiné, Iris Brey nous en dit davantage sur cette notion de "female gaze", expression notamment employée lors des présentations au Festival de Cannes de deux films aux regards très contrastés, Mektoub My Love Intermezzo d'Abdellatif Kechiche, et Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. 

    AlloCiné : Comment définissez-vous la notion de "female gaze" ?

    Iris Brey : Jusqu’à maintenant, le terme "female gaze" était un peu comme un synonyme d’un regard de femme, qui serait un regard inhérent à toutes les femmes cinéastes. En tout cas, c’est comme ça qu’il a été utilisé dans beaucoup de médias américains. Je pense que c’est assez problématique parce que ça essentialise un regard qui à mon avis devrait être recontextualisé comme une réponse au "male gaze" de Laura Mulvey, mais qui ne serait pas l’inverse du "male gaze", mais un vrai déplacement.

    Un regard féminin qui donne le partage de l’expérience d’une héroïne avec les spectateurs et spectatrices Ce serait donc un regard féminin qui donne le partage de l’expérience d’une héroïne avec les spectateurs et spectatrices, et non plus une question d’identification, avec le regard du héros masculin. C’est sortir d’un schéma d’identification avec le héros pour aller vers le partage du ressenti et dans ce déplacement. Les spectateurs et spectatrices arrêtent d’être dans une position passive face à l’œuvre d’art. Mais la question est : comment y participer ?Si on veut être un peu plus technique, le texte de Laura Mulvey utilisait un cadre psychanalytique pour parler du "male gaze", et ce que j’essaye de proposer, c’est un cadre phénoménologique autour de l’expérience vécue pour essayer de comprendre comment ressentir une expérience d’une héroïne qui peut changer nos vies. Comment le partage d’une expérience de fiction peut avoir un impact sur nous.
    Editions de l'Olivier / Bestimage

    Auriez-vous quelques exemples précis de films dans lesquels le "female gaze" est à l'oeuvre ?

    On peut citer Wonder Woman comme œuvre populaire. Il faut préciser que le "female gaze" peut être l’œuvre d’hommes ou de femmes, mais dans le cas de Wonder Woman, c’est une femme réalisatrice, Patty Jenkins. L’idée de Wonder Woman, c’est que nous spectateurs, spectatrices, on n’est pas en train de s’identifier ou de regarder Wonder Woman, mais on est vraiment dans le partage de son expérience, donc on ressent ce qu’elle traverse. Ce qui est puissant avec cette œuvre, c’est que comme c’est un blockbuster qui a été vu par des millions de personnes, on voit bien la puissance de frappe que ça peut avoir de ressentir une expérience filmée. En plus, le fait qu’une super-héroine ne soit pas qu’un objet de désir, mais soit un sujet actif, ça change notre perspective.

    Le fait qu’une super-héroine ne soit pas qu’un objet de désir, mais soit un sujet actif, change notre perspective

    Quand le film s’ouvre, on est sur une ile, c’est une utopie. Mais on ne voit que des femmes ensemble, sans homme, qui se battent. Tous leurs corps sont dans l’action, en mouvement. Le corps de Diane, quand elle est encore petite fille, elle a un corps qui a envie de devenir un corps actif, et non pas un corps passif pour en fait provoquer du désir. C’est un film qui est à la fois très grand public, mais qui réfléchit beaucoup en fait à la mise en scène, et à la mise en scène du corps de sa superhéroine pour que à la fois il soit perçu comme étant sexy, mais pas sexualisé par un regard masculin, et c’est une très grosse différence. 

    Warner Bros. France

    L'actualité est favorable à la sortie de ce livre, notamment avec les débats qui ont entouré la critique de films de réalisatrices récemment, et la publication d'une enquête sur la misogynie dans l'émission Le Masque et la plume sur France Inter. D'où vient votre intérêt pour la notion de female gaze" ?

    Le timing est propice, mais c’est une problématique qui m’habite depuis assez longtemps. J’ai découvert le texte de Laura Mulvey quand je faisais mes études, mon doctorat à NYU. Cela m’a permis de réfléchir au cinéma à travers le prisme du genre. C’était vraiment un changement de paradigme pour moi de me dire qu’on pouvait utiliser les études de genre pour réfléchir aux images.

    Réfléchir au cinéma à travers le prisme du genre Quand j’ai commencé à voir le "male gaze" partout, j’ai surtout commencé à voir des œuvres qui ne reprenaient pas le fonctionnement du "male gaze" et qu’est-ce que ces œuvres produisaient. J’ai eu envie de les faire dialoguer entre elles ; ma conception le regard féminin vient plus d’une expérience empirique de films que j’essaye de lier les uns aux autres, plutôt que de plaquer quelque chose.Il semble qu'il existe un décalage entre la France, et le regard qui peut être posé par la critique française sur les questions de genre au cinéma, et les anglo-saxons qui semblent beaucoup plus avancés…C’est ce qu’on a vu pendant Cannes. Le clash entre Mektoub My Love et Portrait de la jeune fille en feu. La réception américaine nous raconte le retard qu’on a en France par rapport à ces questions. C’est plus qu’un retard, c’est un blocage très puissant de la critique française, qui est très homogène.

    C’est problématique quand on fait partie d’un corps de métier trop homogénéisé parce que ça produit beaucoup la même pensée. La critique américaine, parce qu’elle est plus inclusive, - après, ce n’est pas non plus la folie-, mais les questions de genre font partie des questions publiques, est beaucoup plus réceptive à certains films. 

    Quat’Sous Films / Pathé Films / France 2 Cinéma / Good Films / Bianca / Nuvola Film

    Voici des propos qui avaient été tenus pendant la conférence de presse de Portrait de la jeune fille en feu, au Festival de Cannes en mai dernier, par la cinéaste Céline Sciamma : "Vous parlez de female gaze, de male gaze, des mots qu'on n'a pas du tout en France... Ce n'est pas du tout une grille de lecture que nous avons en France qui peut s'appliquer aux films, ou plutôt dans une logique de méfiance. Mais nous n'en sommes pas aux mêmes âges de la critique.." Souhaitez-vous commenter ?

    Je pense que la réception de Portrait de la jeune fille en feu est symptomatique de ce décalage. Pour s’emparer de ces questions, il y a un vrai travail à faire. La question du féminisme, des études de genre, réfléchir à ces questions en regardant des images, ce n’est pas quelque chose d’inné. C’est quelque chose qui demande de la lecture, de l’attention, mais aussi une déconstruction de tout ce qu’on a appris, et notamment de toute notre cinéphilie. De déconstruire sa cinéphilie, ça peut être une épreuve assez violente, et je comprends que tous les critiques n’aient pas envie de la faire, qu’ils n’aient pas envie de s’emparer de cette grille de lecture de "female gaze" ou "male gaze" pour parler d’un film.

    De déconstruire sa cinéphilie, ça peut être une épreuve assez violentePar contre, là où la critique française ne comprend pas l’intérêt des termes de genre quand on parle d’image, c’est qu’on se passe à côté de beaucoup de choses qui se déploient dans les films. Utiliser les grilles de "male gaze" ou de "female gaze", ce n’est pas appliquer une grille de lecture sociologique. Ce n’est pas non plus produire une forme de censure. Ce n’est pas non plus moraliser l’œuvre comme s’il y avait de bonnes oeuvres ou des mauvaises œuvres. C’est réfléchir à une esthétique, c’est réfléchir aux regards qui sont mis en place dans un film, et à la circulation de ces regards. Finalement, ce n’est qu’une question de mise en scène, mais toute mise en scène raconte une politique mise en place par l’auteur.
    Pyramide Films

    Dans l'actualité, il y a également les nominations aux César dont les résultats sont assez "schizophrènes" avec d'un côté J'accuse de Roman Polanski en tête, et Adèle Haenel nommée chez les actrices. Qu'est-ce que cela vous inspire comme réflexion ?

    J’imagine que J’accuse va gagner beaucoup. Je pense qu’Adèle Haenel va aussi gagner. Qu’est ce que ça raconte de ce métier ? Cela raconte qu’il y a deux générations qui sont en train de s’affronter, avec la vieille garde, qui veut absolument séparer l’homme et l’œuvre, et en même temps, avoir une forme d’empathie avec les femmes qui osent parler, mais il y a peu de réflexion politique autour de tout ça.

    Toutes ces nominations pour Roman Polanski racontent une misogynie vis à vis du travail des cinéastes femmes françaisesToutes ces nominations pour Roman Polanski racontent quand même une vraie résistance, et une misogynie qui soit consciente ou inconsciente vis à vis du travail des cinéastes femmes françaises. Mais qui existe depuis toujours. Ce n’est vraiment pas nouveau. C’est juste que ça se cristallise et ce que je trouve intéressant, c’est que ça se voit.D’un côté, il y a des nouvelles voix, des nouvelles représentations, de nouveaux imaginaires qui sont en train d’éclore. De l’autre, un homme vieillissant, qui raconte la domination masculine et le fait que les hommes se sentent menacés par la montée du féminisme.Les arguments qui nous opposent une approche moralisatrice des œuvres et qu’on propose une forme de censure, ça m’interroge vraiment. Car à ce moment là, parlons vraiment de censure morale. De quelle censure parlons nous ? Roman Polanski a eu des millions d’euros pour faire son film, qui a généré des millions d’euros, il est nommé 12 fois. Si on veut vraiment parler de censure, parlons des œuvres qui sont réalisées par des femmes qui elles sont depuis des siècles invisibilisées, minimisées, et absentes encore en 2020 des nominations aux César. On peut reprendre les chiffres du Collectif 5050 : 24 femmes nommées toutes catégories confondues. Parlons dans ce cas de la censure du genre lié à la personne, et non pas de Roman Polanski, qui a l’air d’aller très bien. Il ne doit pas être trop inquiété.

    Et quand on parle de morale, de quoi parlons nous ? Je ne vois pas en quoi interroger une œuvre par le prisme du genre est un geste moralisateur. Au contraire. C’est sortir de l’opposition entre le bien et le mal. C’est de faire dialoguer une œuvre. Au lieu de parler de morale, on devrait placer le débat sous le thème de l’éthique. Est ce qu’on peut parler d’œuvres éthiques ? Puisque la morale, c’est une manière binaire de voir les choses. Or, de réfléchir aux regards, et aux questions de genre dans une œuvre, ce n’est que la faire dialoguer. Je ne vois pas comment un dialogue peut être considéré comme étant une démarche moralisatrice. 

    Encore un mot sur Roman Polanski, compte tenu de l’actualité. Pensez-vous que l’Académie des Arts et techniques devrait prendre position ? Alain Terzian a dit précisément : « les César ne sont pas une instance qui doit avoir des positions morales ».

    C’est très problématique de dire ça. On peut se poser la question de la morale quand on parle des César. C’est justement une institution qui n’est absolument pas dans la transparence. Les positions morales ne semblent que concerner certaines œuvres et certains hommes. C’est à dire qu’il y a un manque d’égalité face à ces questions qu’il faut qu’on interroge de manière collective.

    Pourquoi est-ce que les violences qui sont faites aux femmes ne sont pas considérées comme étant aussi graves que d'autres crimes ?

    Pourquoi est-ce que les violences qui sont faites aux femmes ne sont pas considérées comme étant aussi graves que d'autres crimes ? C’est encore une fois envoyer le message que, parce que c’est un crime envers une femme, ce n’est pas important, et ça ne doit pas nous questionner moralement. Il ne faut pas questionner que l’institution des César. Les César est le bout de la chaine. Il faudrait également interroger les personnes qui ont voté et remettre en question qui a le pouvoir de choisir quelles images arrivent jusqu'à nos écrans. 

    > Le Regard féminin - Une révolution à l'écran, Iris Brey, aux Editions de l'Olivier (2020)

    Egalement disponible : Sex and the series, aux Editions de l'Olivier (2018)

    Propos recueillis à Paris, le 4 février 2020

    Mektoub My Love Intermezzo, film choc de ce Cannes 2019 ? Après la projection du film en compétition ce soir, AlloCiné a recueilli les premières réactions très divisées des festivaliers autour du nouveau film d'Abdellatif Kechiche

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