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    Une Belle histoire : saviez-vous que la série a fait appel à une consultante en psychologie ?
    Julia Fernandez
    Julia Fernandez
    -Journaliste Séries TV
    Elevée à « La Trilogie du samedi », accro aux séries HBO, aux sitcoms et aux dramas britanniques, elle suit avec curiosité et enthousiasme l’évolution des séries françaises. Peu importe le genre et le format, tant que les fictions sortent des sentiers battus et aident la société à se raconter.

    Alors que France 2 diffuse les deux derniers épisodes de la série ce soir à 21h, nous avons interrogé Violaine Bellet, consultante en scénario sur la psychologie des personnages, sur un aspect de l'écriture de séries encore méconnu en France.

    Rémy Grandroques 2018 / FTV

    Dans votre parcours, vous avez suivi la formation en scénario de l'école de la Fémis et effectué différentes approches de la psychologie durant vos études. Sur Une Belle Histoire, vous êtes créditée en tant que consultante en psychologie des personnages : en quoi consiste votre travail ? 

    Violaine Bellet : En étudiant le scénario à la Fémis, il m’est apparu que ce sont les personnages qui orientent ce qui leur arrive, et donc fabriquent en grande partie les récits. Il faut créer des personnages forts et vraisemblables, puis leur laisser la plume : ce sont eux qui écrivent l’histoire. Je suis par nature curieuse des relations humaines, de la spécificité de chaque individu, de la diversité des lunettes que chacun enfile pour regarder le monde avec les filtres que les premières expériences de la vie, joyeuses ou traumatiques, ont posé sur ses yeux. En étant confrontée à l’écriture, j’ai eu envie d’acquérir des connaissances plus pointues, plus « scientifiques » sur l’âme humaine. J’ai alors entamé des études de psychologie, mais surtout, je les ai assorties d’un parcours personnel en thérapie. J’ai étudié différentes approches psy, de la psychanalyse traditionnelle pour son intérêt historique à des approches plus modernes comme l’analyse systémique, la psychothérapie de couple, la sexothérapie ou encore la PNL (programmation neuro-linguistique) pour puiser dans ces approches des outils utiles à la caractérisation. C’est en creusant mes propres failles que j’ai pu aussi découvrir comment fonctionne un personnage : avec du déni, des mécanismes de défense, des compensations, des couches, complexes, qui s’articulent selon une logique à la fois propre à chacun mais aussi avec quelques règles universelles, ou du moins propre à une culture. Cette base de vraisemblance posée constitue une base solide, pour ensuite ajouter des caractéristiques atypiques, singulières, fortes et uniques, et des problématiques musclées à chaque personnage. On peut ensuite les tirer vers l’originalité sans tomber dans la caricature ou dans le « on n'y croit pas ». C’est avec cette mallette à outils que j’ai commencé à intégrer des projets de série télévisées. Les séries se sont développées au même moment, en qualité comme en quantité, donnant de plus en plus d’importance aux personnages récurrents, et auteurs comme producteurs avaient l’intuition qu'un meilleur travail sur les personnages pouvait faire passer les séries françaises à la vitesse supérieure. Cette spécialisation vers laquelle je suis allée n’était pas calculée, c’était plutôt une curiosité personnelle, une passion, mais le timing s'est avéré approprié !

    Comment s'est déroulée votre collaboration avec Frédéric Krivine, avec qui vous avez précédemment collaboré sur Un Village Français ?

    Frédéric est un des premiers à avoir pressenti que la psychologie pouvait être un outil utile à la fabrication de séries feuilletonnantes, c’est-à-dire de séries dans lesquelles les problématiques des personnages principaux d’une part existent, mais en plus augmentent au cours des épisodes et des saisons, contrairement aux séries bouclées dont la France était coutumière, avec des personnages principaux qui ne rencontrent que des problématiques résolues à la fin de chaque épisode. A ce moment-là, Frédéric cherchait à collaborer avec plusieurs psychologues sur divers projets, mais il se retrouvait devant des professionnels qui favorisaient la vraisemblance clinique à l’efficacité dramatique. Comme j’ai une formation de scénariste, je suis avant tout focalisée sur la plus value que l’outil psy peut apporter à l’intensité dramatique: je met la psychologie au service du récit et non l’inverse. Cette approche a matché avec les attentes de Frédéric et l’aventure a été passionnante sur Un Village Français. Quand nous nous sommes retrouvés sur une Belle Histoire, nous avions établi un jargon commun, et déjà beaucoup travaillé sur la notion du couple. Caractériser un couple, c’est caractériser trois personnages : chacun des deux individus avec sa problématique propre, et le troisième individu symbolique qui est le couple, avec sa problématique propre, et qui répond aux problématiques propres de chacun. Cela peut être, par exemple un homme qui a besoin d’être désiré et une femme qui a besoin d’être sécurisée : le pacte va être « je te sécurise et en échange tu me désires.» Au début ça marche, puis le type réalise inconsciemment qu’il est désiré parce qu’il sécurise, et que donc il n’est pas désiré pour ce qu’il est. Du coup il va arrêter de sécuriser, et la femme arrêter de désirer… Avec Frédéric, on définit précisément ce qui réunit chaque couple et ce qui peut les faire exploser. L’inspiration part d’envies de Frédéric, de gens qu’on connaît, de nos vies aussi, forcément, à la fois parce qu’on parle bien de ce qu’on connaît personnellement, mais aussi parce que quand on puise dans du vécu il y a toujours quelque chose de juste, ne serait-ce que le désir de résoudre par l’écriture des choses qu’on a pas toujours réussi à résoudre dans sa vie. La bible achevée, Frédéric m’appelle pour parler des personnages, parfois un peu comme si c’était des copains : «ça te semble possible que Philippe n’arrive plus à bander au moment ou, précisément Caroline, elle, a découvert l’orgasme ?», «Tu crois que Malika  réagirait comme ça si Georges lui annonçait ceci ou cela ?», « Ah non je ne vois pas du tout Malika réagir comme ça, elle est plutôt du genre à prendre les choses en main, c’est la nana qui a toujours géré, même à la place de ses parents s’il le fallait, elle ne va rien laisser au hasard… » Quand on discute avec Frédéric en oubliant complètement qu’on est en train de parler de personnages de fiction et non de vraies personnes, je me dis qu'on est en train de devenir schizophrènes, mais c’est signe que la série est en bonne santé !

    Jean-Charles Clichet (Georges) et Juliette Navis (Malika)

    "Pour les anglo-saxons, la cohérence psychologique des personnages est fondamentale", explique-t-il en interview. Comment expliquer que ce principe d'accompagnement psychologique dans l'écriture des personnages soit considéré comme une norme dans les fictions anglo-saxonnes, tandis qu'en France cela nous paraît presque totalement novateur ?

    C’est culturel… En France il y a une tradition du cinéma sociologique. A mon époque à la Fémis, même si ce n’est plus le cas aujourd’hui, on nous demandait combien notre personnage gagnait par mois, s’il vivait dans une résidence ou un HLM de cité, s’il avait ses papiers, s’il galérait avec l’industrialisation de l’agriculture... Les personnages étaient pensés selon des problématiques sociales, et pas du tout psychologiques. C’était Ambiance Zola plutôt que Flaubert ! Les subventions pour la culture sont communément octroyées par la gauche, donc peut-être que c’était une façon de renvoyer l’ascenseur de nous préoccuper de sujets de société. 

    La Nouvelle vague n’a pas aidé avec des films écrits par des réalisateurs, c’est à dire des gens qui pensent en terme d’images, et qui imaginent des personnages de façon instinctive. Ça fait des choses éventuellement séduisantes, mais pas nécessairement très creusées.

    Et puis tout simplement, on est un peuple qui mise beaucoup sur son histoire, là ou les Etats Unis, par exemple misent sur la nature de l’humain : arrivé dans un territoire inconnu, c’est l'individualité de chacun qui a fait advenir l’histoire de ce peuple, et non l’inverse. Par ailleurs, il existe une véritable culture psy aux Etats-Unis, qui est beaucoup plus décomplexée : on va voir son psy comme on va prendre un cours de pilates, c’est banal. En France, il n’y a pas si longtemps, aller voir un psy était vu comme quelque chose de honteux qu’il fallait cacher. Ce n’était pas perçu comme un geste d’hygiène mentale ordinaire et quotidien, mais comme une preuve de folie exceptionnelle et avérée. Derrière ce rejet de la psychologie en France, il y a une vraie phobie de la folie. Un déni. Dans les séries TV françaises, les héros allaient toujours bien, et ils sauvaient des gens qui eux, avaient des problèmes, et qui étaient du coup finalement beaucoup plus intéressant qu’eux... Aux Etats-Unis, c'est le héros qui a le plus gros problème, et qui va le moins bien, comme Dexter par exemple, ou Walter White dans Breaking Bad. Là-bas, les scénaristes, les diffuseurs, la société entière mise sur le fait que la folie est intéressante parce qu’elle est en chacun de nous, que c’est ça qui va nous captiver. Les Américains, tout comme les Anglo-saxons, les Argentins et les Israéliens, ont une longueur d’avance phénoménale par rapport à nous. Le moindre de leur personnages secondaires est crédible dans sa posture et bien caractérisé. Même s’il fait juste coucou avec la main, il existe, il a le bob qu’il faut sur la tête, le livre de philo à la main qui dénote mais fait qu’il existe dans ses paradoxes, qu’on se raconte son histoire inconsciemment. Il participe au fait qu’on ne décroche pas et qu’on croit tout le reste, qui nous donne envie d’être là. Il « tease. » Et une bonne série, c’est une série qui flirte avec notre rapport à l’addiction, donc une série qui sait nous teaser. 

    Dans cette série, qui explore différentes épreuves vécues par trois couples, la justesse des réactions des personnages est déterminante pour créer l'adhésion du spectateur. Avez-vous établi une sorte de "charte psychologique" que les personnages devaient absolument respecter pour être crédibles ?  

    Un personnage, c’est le corps d’un comédien auquel on a collé une grosse problématique psy, la plus lourde, la plus drôle et la plus insoluble possible, pour que le spectateur jouisse du casse tête le plus longtemps qui soit. Créer une sorte de « charte psychologique » est le travail que nous faisons à chaque fois avec Frédéric Krivine dans les bibles. D’expérience si on s’éloigne de cette charte, le spectateur décroche : il se sent trahi. Si un personnage agit tout à coup d’une façon qui n’est pas cohérente avec ce qu’on a posé de lui, même si c’est pour les besoins du récit, ça ne passera pas. Donc on travaille à dresser un portrait précis des personnalités et des problématiques de chaque personnage : quel est l’objectif que le personnage veut atteindre consciemment, et de quoi a-t-il en réalité besoin inconsciemment ? Plus ce qu’il désire consciemment est divergeant de ce dont il a réellement besoin inconsciemment, et plus il y aura du conflit interne, et donc une problématique intéressante et épaisse, qui nous offrira des possibilités savoureuses de faire durer la série. C’est un peu comme dans la vie : on croit qu’on veut de travailler pour être reconnu, mais en mais en fait on a besoin de temps pour être aimé... Plus on se trompe sur nos besoins et plus on va avoir des comportements catastrophiques et donc intéressant pour la fiction.

    Tiphaine David (Charlotte)

    Certaines étapes du scénario ont-elles posé plus de problèmes de cohérence que d'autres ? 

    L’étape la plus compliquée est la V1 du pilote, qui donne le ton. C’est là qu’il faut trouver le champ lexical de chaque personnage, sa gestuelle, son rythme... Est-ce qu’il fait des phrases alambiquées ou des salves un peu courtes et concises ? Est ce qu’il éructe, chante ou aboie ce qu’il dit ? C’est là aussi qu’on trouve le ton : on l’a imaginé comme ci ou comme ça en théorie, mais sur le papier ce qui devait faire rire ne fonctionne pas forcément du premier coup, et il faut parfois trouver un autre biais. Il faut écrire, réécrire, se poser toutes les questions qu’on a oublié de se poser, même si on a anticipé un maximum de choses… Une fois le pilote écrit, c’est plus facile ensuite.

    Une bonne série, c’est une série qui flirte avec notre rapport à l’addiction, donc une série qui sait nous "teaser".

    Quelles intrigues vous semblaient les plus difficiles, ou au contraire les plus intéressantes à aborder ? En termes de contexte sociologique, de vécu...

    Il y a le retournement de Georges (Jean-Charles Clichet) qui, de plutôt soumis et masochiste au départ, prend de l’assurance au cours de la saison. Son émancipation psychologique passe par une émancipation sociologique, mais « du pauvre » : les problèmes judiciaires. C’est une réalité objective, sociologique, dont nous avons eu envie de témoigner, mais sur le ton léger de la comédie car Georges amène beaucoup de sourire dans la série. David (Sébastien Chassagne) est un personnage qui nous a confronté à d’avantage de difficultés : il faut qu’il remporte l’adhésion du spectateur, mais il démarre avec le deuil difficile de sa petite amie. Tout l’enjeu était d’être vraisemblable, c’est à dire de ne pas le montrer remis de la mort d’Anaïs, mais aussi de ne pas le rendre pour autant replié, ronchon, acariâtre ou dépressif. Il doit susciter la sympathie. De plus, il tombe amoureux : comme lui pardonner d’aimer de nouveau alors qu’on a vu sa petite amie mourir dans un accident aussi tragique ? Nous avons fait tout un travail pour que l’histoire d’amour émergeante avec Charlotte n’éclipse pas, et même au contraire ravive le deuil impossible d’Anaïs. Il y a des idées très simples pour matérialiser la mélancolie de David tout en lui donnant un aspect touchant et comique : son cochon d’Inde Mélanie par exemple. Il sert de doudou fragile et un peu laid face au désespoir de David. Il le trimballe partout et se sacrifie pour lui donner le meilleur des conforts même si lui n’a plus rien à bouffer. Mais le dosage n’était pas simple à trouver pour ce personnage percuté par un destin tragique au cœur d’une comédie… Avec Frédéric, nous allons toujours chercher des idées visuelles et concrètes pour matérialiser des états psychiques parfois subtils que milles dialogues n’arriveraient pas à restituer. C’est beaucoup ça, le travail de la psychologie : convertir en visuel ce qui relève du ressenti et de l’abstrait.

    C’est beaucoup ça, le travail de la psychologie : convertir en visuel ce qui relève du ressenti et de l’abstrait.

    Pour finir, vous avez notamment travaillé sur la prochaine saison de Dix pour cent et sur La Garçonne, bientôt sur France 2, au côté d'un grand nombre de fictions au cours des dernières années. Comment choisissez-vous les projets sur lesquels vous apportez votre expertise ? 

    Ce sont eux, aussi, qui me choisissent. Quand les auteurs ou les producteurs sentent que la caractérisation des personnages va être porteuse, voire capitale dans le projet, j’ai des chances d’être appelée à une étape où a l’autre du projet, voire d’un bout à l’autre comme sur les saisons 1 de Dix pour Cent ou sur Une Belle Histoire. Si on se retourne, la psychologie a laissé sa trace dans le sillon des auteurs dont les textes sont restés : Racine, Molière, Proust, Kundera, Flaubert, Madame de la Fayette, Tchekov...

    Si une série est prévue pour durer sur plusieurs saisons, avec de nombreux personnages, consacrer un poste à bichonner les profils psychologiques n’est pas un luxe. Les personnages, dans un roman ou une série, plus encore qu’au cinéma, et leur psychologie, c’est le nerf de la guerre.

    En ce qui me concerne, je vais saisir les projets selon plusieurs critères. D’abord, qui sont les gens qui me contactent et dans quelle intention : est ce que c’est pour débloquer un truc comme une urgentiste, pour que le projet se poursuive ensuite sans moi, ou est ce que c’est pour accompagner des personnages tout au long de l’aventure, être une sentinelle qui veille a alimenter le feu de leur complexité, de leurs paradoxes, tout en vérifiant le maintient de leur cohérence et la justesse de leur trajectoire jusqu’à l’aboutissement de leur destinée? Je vais privilégier les projets dans lesquels on me demande d’accompagner les personnages dans la durée, dans une complicité avec les auteurs. Enfin, par goût, je vais aller plus volontiers vers des projets novateurs, par exemple des projets de genre, ou des projets avec des personnage de femmes puissantes, comme Andréa dans Dix pour cent, ou des projets ou dans lesquels des problématiques contemporaines sont masquées derrière l’écran de l’Histoire pour être traitée avec d’autant plus de puissance et de cruauté, comme dans Le Bazar de la charité ou la Garçonne. Il y a de plus en plus de personnages inédits qui arrivent sur le marché et qui m’intéressent, comme des personnages transgenre, avec des orientations sexuelles en dehors des normes, ou encore des personnages neuro-atypiques, autistes... Je suis preneuse de personnages qui reflètent la société et la bougent aussi, parce que ça va dans les deux sens. Les spectateurs se reconnaissent, mais aussi s’inspirent des personnages de séries télévisées. Les séries ont un véritable impact sur le design social. En ce sens, créer des personnages est un divertissement, mais aussi une responsabilité. A l’époque ou a été crée la série L’Instit par exemple, il y a eu une augmentation énorme des inscriptions au concours d’entrée de l’école des instituteurs! Ca peut paraitre une petite chose, mais c’est capital : ça a ouvert la voie à la valorisation d’autres métiers que celui de flic, héros traditionnel de la série TV.  Et arriver à valoriser autre chose qu’un homme blanc hétéro avec un gun, c’est un tournant énorme dans l’histoire. En ce sens, je me précipiterai sur un projet qui, par exemple, met en scène un personnage principal de femme de plus de cinquante ans qui ne soit pas une grand-mère. Dans la réalité, il y en a beaucoup, mais on en voit pas dans les séries. On voit aussi peu d’Asiatiques, par exemple. Donc, oui, si on me propose une série avec un personnage de femme Asiatique de plus de cinquante ans, flic et homosexuelle, je pense que je me battrai pour être dessus et me régaler avec les auteurs à la caractériser. je choisis en priorité des projets qui défendent des valeurs auxquelles j’adhère, et aussi dans lesquels il y a des challenges un peu jouissifs à relever…

    Une Belle Histoire est disponible en replay sur le site de France Télévisions :

     

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