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    "Le film, c'est la mémoire rendue visible ! " Entretien avec le réalisateur de Dawson City

    Fascinant documentaire sur la naissance d'une ville pionnière à la fin du XIXe siècle tout en étant un émouvant hommage sur la naissance du cinéma, "Dawson City - le temps suspendu" sort en salle. L'occasion de poser quelques questions à son auteur.

    théâtre du temple

    1978, Canada. À 560 kilomètres au sud du cercle polaire arctique se trouve Dawson City. Lors de travaux destinés à construire un centre de loisirs, le conducteur d’une pelleteuse fait surgir de terre des centaines de bobines de films miraculeusement conservées. Combinant films muets, films d'actualités, images d'archives, interviews et photographies historiques, et accompagné par une bande-son envoûtante d’Alex Somers, Dawson City: Le temps suspendu dépeint l'histoire de la ruée vers l’or d’une petite ville canadienne tout en relatant le cycle de vie d'une collection de films singulière à travers son exil, son enterrement, sa redécouverte et son salut.

    Le résultat, didactique et émouvant, confondant la petite Histoire (naissance d'une ville) à la grande (l'échelle d'un pays tout entier), est proprement fascinant. En voici la bande-annonce :

    La sortie en salle de ce documentaire - tour de force était l'occasion de poser quelques questions à son auteur, Bill Morrison, cinéaste et artiste basé à New York. Entré en cinéma par la peinture, il est l’auteur de plus d’une vingtaine de films. Dès ses premières réalisations, il utilise la technique du remploi, et tout particulièrement celle du «montage croisé» de sources préexistantes. Avec Decasia, la décomposition s’impose comme un motif central de son oeuvre.

    Les films de Bill Morrison combinent la soif du documentariste de découvrir des histoires cachées, avec l'obsession d'un archiviste de récupérer des trésors cinématographiques. Ces passions jumelles, combinées à une connexion aiguë et durable avec certaines des musiques les plus innovantes de l'époque (de Philip Glass à Jóhann Jóhannsson), ont produit un ensemble de films singuliers. Son oeuvre, riche de plus de trente titres, a été honorée par une rétrospective au MoMA en 2014. Présenté dans de nombreux festivals, Dawson City : Le temps suspendu a obtenu le Critics’ Choice Award du documentaire le plus innovant et a été élu meilleur documentaire de 2017 par la Boston Society of Film Critics.

    AlloCiné : quand avez-vous entendu parler de cette incroyable découverte ? Comment vous est venue l'idée de faire un film autour de celle-ci, et d'en faire le point de départ de votre documentaire ?

    Bill Morrison : cette découverte des bobines de films remonte à 1978, j'en ai entendu parlé pour la première fois lorsque j'étais étudiant en Art à la fin des années 1980. Il semble que les archivistes de cette époque qui avaient mon âge, ainsi que ceux qui étaient plus âgés, disons plus de 50 ans, étaient familiers avec cette histoire, alors que la plupart de ceux qui sont plus jeunes que moi n'en ont jamais entendu parler. En dépit d'une abondante couverture par la Presse, il n'y a eu qu'un seul essai publié sur cette découverte, en l'occurence écrit par Sam Kula, le directeur et responsable des archives audiovisuelles des Archives Nationales du Canada, qui apparaît dans le film. On lui doit donc cet essai, Up From The Permafrost: The Dawson City Collection, qui fut inclu plus tard dans un recueil d'essais intitulé This Film is Dangerous: A Celebration of Nitrate Film, publié en 2002.

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    Cette redécouverte de 533 bobines de films préservées dans le pergélisol, alors même que toutes les autres copies connues ont brûlé ou furent totalement négligées, est en elle-même une histoire absolument incroyable. Mais cette découverte n'était qu'une partie d'une histoire plus large et captivante encore; celle de la ruée vers l'or de la ville de Dawson City, comment elle est passée d'un petit camp de pêcheurs endormis situé sur les terres appartenant à un peuple amérindien, à une population furieuse de 40.000 personnes cherchant à tout prix de l'or en l'espace de deux ans à peine, pour ensuite décliner drastiquement au point de ne plus compter que 1000 habitants au tournant du XXe siècle. Enfin, cette découverte comporte aussi bien d'autres histoires; certaines étant propre à la ville et sa relation unique avec le cinéma, et ces histoires racontées dans les bandes d'actualités retrouvées en 1978. C'est littéralement une capsule temporelle d'histoires, de récits, qui convergent les uns vers les autres. Avec cette idée que les films fixés sur pellicule sont retournés, in fine, dans la terre même d'où l'on a extrait l'or. Le rôle du cinéma a été crucial, central, pour raconter ces histoires. Pour moi, c'est un condensé parfait du XXe siècle en Amérique du Nord.

    Un des aspects remarquables de votre documentaire est justement sa capacité à embrasser la petite histoire, celle de la naissance de Dawson City et son évolution, avec la grande, l'échelle d'un pays, avec la naissance du cinéma. Tout est lié. Cet aspect était pour vous une évidence dès le départ du projet ? Comment avez-vous effecté vos choix en matière d'illustration pour votre film, vu la quantité colossale d'archives ?

    En fait, je suis parti de cette coïncidence que l'on avait trouvé de l'or à Dawson City la même année où le cinéma commençait à devenir une attraction publique et donc commerciale, après son invention en France en 1896. Dès le départ j'ai senti que je pouvais construire ces parallèles; l'un sur la naissance du cinéma, l'autre sur la naissance d'une ville infectée par le capitalisme sauvage et l'exploitation, qui a attiré d'abord et soutenu ensuite le cinéma. C'était en quelque sorte ma thèse, qui, telle un virus, qui se répand : l'argent [NDR : le nitrate d'argent des pellicules] suivra l'or jusqu'au plus profond de la Terre.

    La ruée vers l'or du Klondike a ainsi attiré les tous premiers caméramen reporters, dans la première année d'existence de la ville. Tout le monde voulait une photo de la ville. En raison de cela, Dawson City est devenue une ville énormément médiatisée, pour une ville de cette taille. J'ai donc eu accès à de nombreuses ressources de toutes les décennies suivantes, des épreuves photos de Eric Hegg [NDR : un photographe suédo-américain très réputé, ayant beaucoup photographié la ville à l'époque de la ruée vers l'or] des années 1890 aux journeaux du début du siècle, les films retrouvés à Dawson, qui couvrent une période allant de 1910 à 1920, des films amateurs des années 1920 et des années 1930, des films institutionnels du gouvernement et des bande d'actualités des années 1940, le spectaculaire film court City of Gold des années 1950, et des films de particuliers des années 1960. Sans oublier les formidables images faites par Kathy Jones Gates, qui a filmé et documenté la découverte des bobines dans les années 1970.

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    Lorsque j'ai commencé mes recherches pour le projet, j'ai découvert cet incroyable chevauchement entre Dawson City et ceux qui firent les premiers films, tel William Desmond Taylor; ceux qui les projetaient, tel Sid Grauman, et ceux qui les distribuaient, tel Alexander Pantages, à travers tous les Etats-Unis. Tous ont vécu un temps à Dawson City dans la décennie qui a suivi la ruée vers l'or, lorsque les tous premiers films ont été montrés au public.

    J'ai aussi découvert la prévalence de certaines nouvelles histoires, comme celle des travailleurs qui tentaient de se syndiquer; celle des anarchistes aussi. Je parle d'une époque de plus de 100 ans en arrière; une époque où les affrontements entre le gouvernement et les exploitants face au monde ouvrier étaient terribles et tragiques. Dawson City, comme beaucoup d'autres lieux dans le monde, s'est retrouvé à la merci d'intérêts commerciaux qui ont erradiqué la population indigène qui vivaient déjà sur place, et qui souillèrent ses terres. Les bandes d'actualités sont alors devenues un commentaire sur ce qu'il est advenu du monde par la suite.

    Certaines photographies, films y compris parfois, sont d'une qualité visuelle et un état de conservation incroyables. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec les Archives canadiennes à ce sujet ?

    J'ai pu accéder à leurs archives grâce à une connaissance qui travaille justement comme archiviste au sein de la Library and Archives Canada (LAC), Paul Gordon. Paul m'a invité à Ottawa pour y présenter une projection d'un de mes films précédents, Decasia, alors qu'il avait organisé un cycle de projections de films indépendants, baptisé The Lost Dominion Screening Collective. Paul m'a alors expliqué qu'il travaillait à la migration de films sur support digital au sein de la LAC. Je lui ai alors demandé s'il avait accès à la collection de films de Dawson City, et lorsqu'il m'a dit qu'ils avaient justement conservé la totalité de la collection sur support 35 mm, ainsi que toutes les contenus canadiens originaux de cette époque sur nitrate, il est naturellement devenu mon collaborateur sur le projet et producteur associé.

    Une des grandes convergences qui a rendu ce film possible à ce moment là a été l'utilisation très avancée des scanners en 4K, qui sont installés dans les services d'archives dans le monde. Alors que je voyais, au début du projet en 2013, les films sur des copies 35 mm posées à plat sur des scanners en dehors de la ville d'Ottawa, en janvier 2014, la LAC a fini par installer un nouveau scanner 4K chez elle. Au cours de l'année, j'ai pu avoir une bonne part de la collection scannée dans cette résolution, et expédiée chez moi, à New York. Ca m'a permis de voir bien plus de films que ce qui était initialement possible, me permettant de découvrir des connexions entre eux, à la fois d'un point de vue formel, mais aussi thématique.

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    On est parti du matériau initial, soit des copies 35 mm en acétate et restaurées en 1978-1979, fruit d'une collaboration entre la LAC et la Bibliothèque du Congrès américain. Dans certains cas, nous avons pu revenir sur les copies originales en nitrate, et les scanner. Mais l'essentiel du volume du travail de restauration a été fait il y a 45 ans. Donc ces films étaient entreposés, restaurés, dans un service d'archives au Canada et aux Etats-Unis, depuis au moins aussi longtemps que ces bobines qui étaient enterrées dans le pergélisol.

    Cette combinaison de qualité parfois immaculée, et de dommages dûs à l'eau, parfois sur une même image, est précisément ce qui rend cette collection particulièrement captivante pour moi. Les copies en nitrate révèlent toutes des détails incroyables que l'on est plus habitué à voir dans les medium d'aujourd'hui. Le nitrate de cellulose est capable de retenir davantage de composé argentique que les pellicules à base d'acétate ou dérivé polyester, ce qui signifie qu'il y a plus de subtilités et de nuances dans les gradations. Il est aussi plus clair, ce qui veut dire que la lumière passe davantage à travers. Cette qualité cristalline de l'image est inhérente aux films muets. Mais la plupart des films de cette époque ont été perdus, ou sont dans un processus irréversible de décomposition. Il est donc extrêmement rare de trouver une collection aussi riche, et en aussi bon état.

    Lorsqu'ils jetèrent leurs bobines dans la piscine municipale de Dawson City en 1929 et les ont enterré ensuite, ils ont créé sans le vouloir les conditions idéales de conservation des pellicules en nitrate : un environnement opaque et froid. Enfin, presque optimal. Ce qui est assez singulier à propos de cette collection, ce sont les degâts fait par l'eau, toujours sur les bords de l'image, ce que vous ne voyez jamais dans les collections de films en nitrate qui ont survécues au siècle.

    Il n'y a pas de voix off dans votre documentaire. Un choix intelligent, parce que le narrateur du récit, c'est avant tout la formidable bande originale composée par Alex Somers. Comment avez-vous travaillé avec lui ? Vous aviez des idées précises de ce que vous vouliez en terme d'illustration sonore ?

    Alex est venu à moi en tant que producteur et compositeur du groupe musical islandais Sigur Ros. Ils étaient fans de mon travail effectué sur Decasia, et nous nous sommes rencontré après un concert que le groupe donnait à Ottawa, alors que j'avais passé la journée à éplucher justement les films au service des archives de la LAC. J'ai alors décrit à Alex ce sur quoi je travaillais, et nous nous sommes revu quelques semaines plus tard à New York. Il a très rapidement écrit une vingtaine de minutes de musique, que j'ai utilisé comme une musique temporaire tout en travaillant sur le montage de mon film, en l'assemblant avec un morceau qu'il avait composé avec son frère en 2009 et intitulé Riceboy Sleeps.

    Presque deux ans plus tard, je lui ai envoyé un montage sommaire, et il a commencé à créer une nouvelle piste musicale avec son frère John Somers, qui a effectué tout le Sound Design sur le film. Alex était à ce moment là à Reykjavik, et moi à New York. Donc nous nous sommes régulièrement envoyé la progression de notre travail, je lui ai envoyé des notes d'intentions, décrivant ce que le film signifiait pour moi, et comment je souhaitais que la musique reflète ça. Je me souviens lui avoir dit une fois que la film était une tragédie, et qu'on avait besoin par conséquent de plus de violons ! Ca été une collaboration incroyablement gratifiante. Nous avons depuis présenté deux fois le film avec un accompagnement musical Live : à Winnipeg en 2018, et à Los Angeles en 2019. J'aimerai d'ailleurs pouvoir le faire en Europe un jour.

    Depuis vos premières oeuvres au début des années 1990, vous vous êtes très souvent penché sur le passé pour trouver l'inspiration; les films muets constituant une des sources d'inspiration. D'où vous vient cet intérêt pour le passé ?

    Je ne saurai pas exactement dire, sur le plan psychologique, d'où vient précisément cet intérêt manifeste pour le passé et les vieux films. Mais je crois vraiment que le film en celluloïde est une manifestation physique de la conscience humaine représentée dans un temps donné. Le film, c'est la mémoire rendue visible. Partant de ce postulat, vous pouvez emprunter et découvrir pleins de chemins différents, d'histoires à explorer, et faire des comparaisons métaphysiques. C'est une veine d'une grande richesse pour moi.

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