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    Laëtitia sur France 2 : "ne pas laisser cette jeune fille être réduite à sa mort"
    Julia Fernandez
    Julia Fernandez
    -Journaliste Séries TV
    Elevée à « La Trilogie du samedi », accro aux séries HBO, aux sitcoms et aux dramas britanniques, elle suit avec curiosité et enthousiasme l’évolution des séries françaises. Peu importe le genre et le format, tant que les fictions sortent des sentiers battus et aident la société à se raconter.

    Alors que "Laëtitia" s'achève ce soir sur France 2 à l'issue de trois épisodes inédits, rencontre avec l'équipe de la série, qui évoque le livre d'Ivan Jabonkla dont a été tiré le scénario de cette mini-série inspirée de l'affaire Laëtitia Perrais.

    Jérôme PRÉBOIS / FTV / PCB FILMS & L' ÎLE CLAVE

    Adaptation du roman d’Ivan Jablonka Laëtitia ou la fin des hommes (prix Médicis 2016), la série Laëtitia, lancée le 21 septembre dernier sur France 2, retrace l'itinéraire tragique d'une jeune fille brutalement assassinée en 2011, et du travail acharné de la gendarmerie pour retracer et comprendre les événements des derniers jours de sa vie. Un fait divers qui a bouleversé le pays et mis en lumière une France invisible, en proie à une violence banalisée et insidieuse.

    Dépasser le fait divers

    Jean-Xavier de Lestrade, scénariste et réalisateur, a tout d'abord hésité à se lancer lorsque le projet d'adaptation de la série s'est proposé à lui, en raison de la qualité et du succès de l'ouvrage de Jablonka. "Je me demandais ce que les images et le son allaient pouvoir apporter à un livre déjà très fort. Mais au-delà d'être vue, cette histoire, transposée en fiction, va pouvoir être ressentie par plusieurs millions de personnes. Elle est là, cette nécessité. Sur le plan symbolique, c'était aussi important que ce projet soit présenté sur France Télévisions. C'était l'endroit où cette histoire devait être vue."

    Pour le réalisateur de 3 x Manon, le livre, véritable objet d'enquête sociologique, reste un objet élitiste, au-delà de ses qualités. "Jessica Perrais (la soeur jumelle de Laëtitia, ndlr) n'a pas pu le lire par exemple. Il y a dedans des aspects presque trop complexes. La série a une simplicité dans le propos qui permet de rendre l'histoire encore plus lisible, et quelque part encore plus forte."

    Une histoire qui évoque la France d'aujourd'hui, une France et une jeunesse "qui n'est jamais vraiment représentée", poursuit-il. Celle d'une jeunesse sérieuse, "qui se lève à 7h du matin pour aller travailler dans le cadre de leur CAP, puis partir en cours à 15h et rentrer chez eux épuisés le soir. Leurs échanges se limitent aux textos et à Facebook parce qu'ils n'arrivent plus à se voir. Mais il ne font pas de bruit, on ne les voit pas", explique Jean-Xavier de Lestrade. "Laëtitia, Jessica et leurs amis, ce sont eux, cette jeunesse qui se lève tôt, qui travaille, et c'est une manière aussi d'essayer de les faire exister."

    Le réalisateur, qui compare la lecture du livre de Jablonka à celle des Misérables de Victor Hugo, "mais là, aujourd'hui, devant nos yeux", évoque cette violence ordinaire, quotidienne et quasi-invisible, qui parcourt à bas bruit la société française. "L'enjeu était de la rendre visible, de la mettre à nu. Il y a une nécessité de prise de conscience, au-delà du fait que les institutions ne fonctionnent pas aussi bien qu'on le voudrait. Mais avant tout, il y a la question de notre regard. Si cette violence est invisible, c'est qu'on ne veut pas tellement la voir, elle dérange."

    Pour Alix Poisson, qui interprète l'assistance sociale qui a suivi Laëtitia et Jessica depuis leur enfance, le tournage de la série a été une véritable expérience du réel, après avoir travaillé plusieurs fois par le passé avec le réalisateur (sur Jeux d'influence et La Disparition.) "J'ai eu l'impression que c'était le tournage pour lequel il a fallu se préparer le moins possible, et arriver presque vierges sur le tournage. Pour trouver cet accent de vérité, je pressentais que Jean-Xavier allait se positionner comme une sorte de documentariste avec nous. J'avais plein de scènes avec des enfants, où il ne fallait rien préparer, juste être là, voir ce qu'il allait faire pour les faire réagir et voir leur réaction."

    Au-delà d'être vue, cette histoire, transposée en fiction, va pouvoir être ressentie par plusieurs millions de personnes. Elle est là, cette nécessité.

    Évoquant son interprétation de Véronique Courjault dans le téléfilm Parcours meurtrier d'une mère ordinaire (également réalisé par Jean-Xavier de Lestrade en 2009), la comédienne déclare trouver plus profitable de ne pas rencontrer les personnes concernées lorsqu'on incarne un protagoniste tiré d'un fait divers. "Au vu de la tragédie qui s'est déroulée dans ce cas (une mère de famille ayant tué trois de ses nouveau-nés, ndlr), j'aurais trouvé ça vraiment étrange car la vie de cette femme a été brisée. Pour Laëtitia, la difficulté que j'avais était de restituer sa volonté de vraiment s'occuper de ces petites filles, puis de ces jeunes filles, et de montrer toutes les difficultés qu'elle pouvait rencontrer et le manque de moyens, et comment parfois on aurait aimé faire parfaitement les choses, mais malheureusement on n'y parvient pas complètement."

    "Tous les comédiens avaient un peu peur", concède Jean-Xavier de Lestrade. "Ce n'est pas fréquent d'incarner des personnages aussi proches du réel, ça a été très documenté et la plupart sont encore vivants, en ayant traversé des choses très dures qu'on va retracer. C'était de la peur, mais de la bonne peur, qui nous guidait au bon endroit, vers quelque chose qui nous dépasse." Marie Colomb, qui prête ses traits à Laëtitia, évoque la "bienveillance incroyable" du metteur en scène à cet effet. "J'avais le sentiment de faire quelque chose de bien, qui dépassait l'histoire de Laëtitia. D'être à la bonne place."

    Pour Antoine Lacomblez, co-scénariste de la série, lorsqu'un fait divers aussi épouvantable que celui-ci a lieu, "le premier réflexe est de mettre à distance, de trancher, de juger qui a bien fait son travail et qui ne l'a pas fait", en référence à la colère des magistrats déclenchée par les propos du Président Sarkozy au moment des faits. Celui-ci avait remis en cause leurs compétences dans le suivi du dossier de Tony Meilhon, repris de justice et assassin de la jeune fille, les accusant publiquement de "faute" et de négligence. "Nous avons essayé ensemble de pouvoir rendre leur complexité aux choses et aux gens. Pour qu'on ne puisse plus dire des choses radicales, qui assassinent. Il s'agissait aussi que Laëtitia ne soit pas seulement considérée comme une victime, mais de lui rendre une partie de sa vie, et de tout l'effort qu'elle a fait pour survivre à tout ce qu'elle a traversé. Mais aussi de rendre à un gendarme, à une assistante sociale, toute la complexité de leur travail et la douleur que peuvent être certains faux pas. Y compris de comprendre le meurtrier, de dépasser la figure du monstre."

    Une violence ordinaire

    "Il s'agissait à la fois de parler de cette violence-là, dont on parle relativement peu, et aussi de rendre Laetitia vivante, de lui rendre sa dignité en ne la laissant pas être réduite à sa mort", poursuit Jean-Xavier de Lestrade. "L'idée était de rendre, avec nos moyens et humblement, un peu de la vie de cette jeune fille."

    Ayant beaucoup écrit à partir du livre, les deux créateurs de la série ont eu accès par le biais d'Ivan Jablonka à des comptes-rendus, des mains courantes, des éléments du procès mis à disposition, mais aussi le dossier d'instruction - près de 3000 pages de documentation."D'un point de vue juridique, il faut être très précis dans tout ce qui est raconté et dans certaines accusations qui sont portées. Il s'agissait d'être extrêmement précis et rigoureux." Mais pour le scénariste, l'essentiel était dans le livre. "J'ai le souvenir d'avoir lu dix fois le livre, pour revenir sur la manière dont il avait fait la chronologie qu'évidemment, on a été obligés de casser. La maison de production a travaillé avec une documentaliste, qui nous a donné énormément d'archives, et j'ai visionné un grand nombre d'émissions, de reportages (qui figurent d'ailleurs dans la série, ndlr.), de comptes-rendus de journalistes de l'époque." 

    Au cours de la préparation, l'équipe est amenée à rencontrer la famille de Laëtitia. "Nous ne sommes pas allés chercher des infos auprès d'eux, comme on pourrait le penser, mais au cours de différentes discussions, il y a des choses qui ont surgi et qui ont validé quelques partis pris, donné des idées sur la direction des comédiens... Elles ont permi de nourrir le travail qui peut se faire ensuite pendant le tournage."

    Il s'agissait à la fois de parler de cette violence-là, dont on parle relativement peu, et aussi de rendre Laetitia vivante, de lui rendre sa dignité en ne la laissant pas être réduite à sa mort.

    Les deux adultes les plus stables dans la vie de Jessica et Laëtitia ne sont ni leur parents biologiques, ni leur famille d'accueil, ce sont leur oncle et leur tante, explique le scénariste. Des personnes qui ont toujours été présents à des carrefours de leur vie. "S'ils n'avaient pas été là, elles auraient eu une vie encore plus difficile." Aujourd'hui, ils sont les seuls avec qui Jessica a maintenu un lien. "C'était très important pour nous de leur montrer la série en amont. Quand un fait divers aussi violent arrive, les journalistes s'emparent de l'affaire, parlent d'eux, et leur vole leur vie. Eux ont ce sentiment, ce qui est compréhensible. Pour nous, il s'agissait de ne pas faire la même chose. C'était important de sentir qu'ils participaient un peu à la fabrication de la série, qu'on ne les mettait pas à l'écart.Très vite, on a rencontré Jessica, son oncle, sa tante, son père. On a discuté avec eux, ils ont lu le scénario. Cela faisait partie des engagements qu'on avait pris. Après avoir vu les trois premiers épisodes, ils ont vraiment eu le sentiment d'avoir été respectés, de ne pas avoir été trahis. Et la meilleure manière dont nous pouvions le faire, c'est en respectant la vérité de ce qu'ils ont vécu.

    Yannick Choirat, quant à lui, incarne l'adjudant-chef Frantz Touchais, responsable de l'enquête au moment des faits. "J'ai eu la sensation en travaillant que c'était une sorte de personnage hybride avec le point de vue de Jablonka. A la fois le gendarme, et quelqu'un qui cherche à comprendre plus que les faits", explique-t-il. Pour Antoine Lacomblez, Jablonka se place du point de vue de différents personnages dans son livre. De certaines journalistes à l'avocate en passant par un gendarme, le roman brasse "tout un faisceau de remarques, de considérations et de regards extrêmement riches posés sur l'affaire, et on ne pouvait pas inclure tous ces personnages." Dans la réalité, un gendarme de la brigade de Pornic est intervenu dans les premiers jours de l'enquête, et a ensuite fait appel à l'adjudant-chef Touchais, qui est arrivé plus tard. "Yannick incarne ce mélange entre l'enquête sociologique menée par Ivan Jablonka, et l'enquête de la gendarmerie." Dans la série, beaucoup d'échanges ont lieu entre lui et Jessica; dans le réel, tous deux se parlaient aussi très souvent, Touchais prennait fréquemment de ses nouvelles, car il y avait chez l'adjudant-chef "une vraie dimension humaine", selon Jean-Xavier de Lestrade. "Il a accompli un travail d'enquête absolument exceptionnel. Il ne s'est pas contenté de résoudre la mort de Laetitia, mais aussi de comprendre pourquoi elle avait eu ce comportement cette journée-là."

    Rendre leur dignité à ceux qui se battent

    Pour comprendre le cheminement de Laëtitia l'ayant conduit à croiser la route de son meurtrier et avoir accepté de le suivre, Touchais a recherché et interrogé chaque membre de sa famille, retrouvé et convoqué chaque assistante sociale impliquée auprès des jumelles. "C'est un travail rare, et j'espère qu'à travers la série on arrive aussi à rendre hommage à des gens de l'ombre accomplissant un travail exceptionnel", souligne le réalisateur. "Ça honore la République, d'une certaine manière, c'est un représentant de la République.

    Alix Poisson, qui a trouvé cette famille "particulièrement bouleversante", a appris que l'assistante sociale qu'elle incarnait avait changé de métier à la suite de cette histoire. "Alors qu'elle a essayé de tout donner, il y a quelque chose qui se romptLà où je trouve le livre et la série admirables, c'est qu'ils rendent hommage à tous ces corps de métiers-là, où des gens se battent pour les enfants et les adolescents, mais montrer aussi une immense fragilité due aux manquements d'un système", ajoute-t-elle.

    (...) on a rencontré Jessica, son oncle, sa tante, son père. On a discuté avec eux, ils ont lu le scénario. Cela faisait partie des engagements qu'on avait pris. Après avoir vu les premiers épisodes, ils ont vraiment eu le sentiment (...) de ne pas avoir été trahis. Et la meilleure manière dont nous pouvions le faire, c'est en respectant la vérité de ce qu'ils ont vécu.

    Pour incarner Laëtitia, Marie Colomb a également travaillé à partir du livre pour comprendre ses choix, ce qu'elle a pu vivre. "Mais on a tout de suite établi que ce n'était pas un biopic, et qu'il n'y avait pas de ressemblance à avoir. J'ai voulu me la réapproprier", affirme-t-elle. "Il ne s'agissait pas d'aller chercher une ressemblance physique, l'histoire est tellement puissante et forte qu'elle dépasse l'individualité de ceux qui l'ont vécu", acquiesce Jean-Xavier de Lestrade. "Marie est à la fois capable de dégager quelque chose de très solaire, lumineux et spontané, et en même temps à l'intérieur une forme de fragilité qui n'est pas forcément visible, mais qu'on ressent. Il en faut de la force de vie pour passer toutes les épreuves qu'elles ont passé, et arriver là où elle est arrivée. Et en même temps, elle garde cette fragilité qui la tire vers le bas, qui la maintient au sol alors qu'elle veut prendre son envol."

    "D'habitude, ce qui me fait accepter un projet, c'est le sujet, le personnage, et le créateur. Là j'ai inversé l'ordre, j'ai fait abstraction du personnage. Je n'ai rien préparé, je ne savais pas comment aborder un mec comme ça. je voulais seulement travailler avec Jean-Xavier", s'amuse Sam Karmann, qui interprète le rôle de Gilles Patron, le père adoptif des soeurs Perrais condamné en 2014 pour agressions sexuelles sur mineurs, dont la soeur de Laëtitia.

    "Il s'est passé quelque chose sur ce tournage que je n'ai jamais vécue : il y avait une forme de bienveillance entre tout le monde", relate Antoine Lacomblez. "Chacun était guidé par le même but, la même envie et la même responsabilité collective envers le projet. C'est extrêmement rare de vivre une expérience comme ça. C'est une histoire qui a eu lieu en 2011; c'est très proche de nous. Il y a très peu de distance." Une histoire ô combien d'actualité, au vu du nombre de féminicides recensés en France chaque année. En 2020, on en dénombre actuellement 48. "Quand vous aurez vu les six épisodes, le sous-titre du roman de Jablonka, "la fin des hommes", s'imposera de lui-même" conclut le réalisateur.

    Laëtitia épisodes 4 à 6, ce soir à 21h sur France 2

    Laëtitia
    Laëtitia
    Sortie : 2020-09-21 | 42 min
    Série : Laëtitia
    Avec Marie Colomb, Sophie Breyer, Yannick Choirat
    Presse
    3,9
    Spectateurs
    3,6
    Voir sur Netflix

    Propos recueillis le vendredi 13 septembre 2019 à la Rochelle

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