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    Ouistreham et la précarité en France : rencontre avec des femmes trop longtemps restées invisibles
    Laetitia Ratane
    Laetitia Ratane
    -Responsable éditoriale des rubriques Télé, Infotainment et Streaming
    De Resnais à Ozon, en passant par Maïwenn, Serreau, Donzelli, Klapisch et Sautet, Laetitia se passionne pour le cinéma français lorsqu’il met en scène les choses de la vie, avec fantaisie et acuité. Ce qui arrive bien plus souvent qu’on ne le croit !

    Présenté à Cannes en 2021 et en salles cette semaine, Ouistreham est une adaptation libre et romanesque du livre de Florence Aubenas, véritable immersion au sein d'un groupe de travailleuses précaires. Rencontre avec une équipe enfin mise en lumière.

    Christine Tamale

    C'est à Cannes sur la Terrasse Albane du grand hôtel Mariott que l'équipe de Ouistreham était installée ce mercredi 7 juillet 2021, détendue, joyeuse, à sa place au sein de ce festival mondialement réputé, fin prêt à la mettre en lumière. Cette équipe est celle d'Emmanuel Carrère, romancier célèbre, de retour à la réalisation quinze ans après La Moustache, grâce à l'impulsion conjointe d'une Juliette Binoche déterminée et d'une Florence Aubenas finalement convaincue. Leur film, important à plus d'un titre, sort enfin en salles ce 12 janvier. 

    Ouistreham
    Ouistreham
    Sortie : 12 janvier 2022 | 1h 47min
    De Emmanuel Carrère
    Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne
    Presse
    3,5
    Spectateurs
    4,0
    louer ou acheter

    Une adaptation qui n'avait rien d'évident

    "A l'origine, Florence ne voulait pas qu'on adapte son livre, Juliette l'a travaillée au corps année après année et elle a fini par lâcher mon nom, elle me l'a avoué après, un peu comme un moyen de se tirer d'affaire. Je me suis retrouvé embarqué là où je ne serai pas allé de mon propre chef mais si je trouve ce livre formidable. Quelquefois le hasard vous conduit beaucoup plus près de vous-même que votre propre volonté", nous confie alors Emmanuel Carrère, lui-même romancier quatre fois adapté au cinéma.

    Lorsqu'on l'interroge sur les réticences premières de Florence Aubenas à voir mis en image son beau travail d'investigation et sa mise en lumière du quotidien de femmes de ménage précaires, le cinéaste précise : "Je ne pense pas qu'elle s'inquiétait que l'on manque de respect à son livre mais que l'on manque de respect à ses personnages, qu'elle a peint avec autorité et force. Un des enjeux du film était d'avoir la même attention apportée aux personnages."

    En reprenant son adaptation, Emmanuel Carrère y a rajouté de lui, forcément, en tant que romancier on l'a dit, plus enclin à mêler documentarisme zélé et romanesque bienvenu :

    "Le livre de Florence est vraiment un documentaire, elle est là comme narratrice mais ne s'étend pas du tout sur ses états d'âmes car elle pense que là n'est pas son métier de journaliste. Moi j'ai plus tendance à focaliser aussi sur moi en tant qu'observateur. Ici donc le personnage de fiction inventé à partir de Florence, mais qui n'est pas elle, se trouve embringué dans une histoire d'amitié qui comporte une vraie ambiguité morale."

    "Si vous voulez faire ce que fait Florence, vous êtes forcé de mentir"

    Au coeur du film se loge en effet une question d'ordre éthique, lorsque pour mieux révéler et dénoncer le quotidien invisibilisé de ces femmes, l'héroïne (lumineuse Juliette Binoche) se fait elle-même passer pour l'une d'entre elles. Au risque de menacer le fort lien qu'elle y nouera sur place, lien teinté d'emblée de mensonge et d'une usurpation d'identité avec laquelle l'héroïne a parfois du mal à composer. Un inconfort que Carrère lui-même connait ?

    "J'ai déjà fait du journalisme d'immersion mais je joue carte sur table pour ma part. Ce n'est pas ici le cas de Florence et si vous voulez faire ce qu'elle fait, vous êtes forcé de faire cela, de mentir. A un moment pour le film, j'ai eu besoin d'un enjeu dramatique. Même si tout est fait avec les meilleures intentions du monde, pour la bonne cause et que le sentiment est sincère, l'enjeu émotionnel et le risque tournent autour de cette amitié qui repose sur un mensonge."

    "Ce film n'est pas un feel good movie à ce sujet d'ailleurs : la lutte des classes, ça existe. Ce monde parle de la violence du monde du travail et ici a fortiori celui qui est en bas de la hiérarchie, les boulots les moins qualifiés, durs, mal payés. Même si le métier des acteurs ne se superpose pas totalement à leurs personnages, ces derniers sont bien payés, ou mal payé pour le connaître justement. C'est d'ailleurs pour cela que le film ne s'ouvre pas sur Juliette Binoche mais sur Hélène Lambert et se clôture de la même manière."

    La révélation Hélène Lambert

    Afin que son film garde l'authenticité du documentaire, Emmanuel Carrère a pris soin de caster autour de Juliette Binoche des comédiennes non professionnelles, bouleversantes d'authenticité. Parmi elles, vous découvrirez la sus-citée Hélène Lambert, héroïne crevant littéralement l'écran du début à la fin du film. Lors de ces interviews cannoises plutôt protocolaires, on a pris plaisir à la voir s'affairer devant les médias du monde entier. Elle a pris le temps de venir nous parler, entre plat et dessert, détendue, heureuse d'être entourée de ses compagnons de route et d'aventure. 

    "J'ai été castée de façon "sauvage", alors que j'étais en boîte d'interim et venais remettre ma feuille d'heures. J'ai tout de suite dit "oui, pourquoi pas", j'adore l'inconnu et tenter des choses. J'ai ensuite lu le livre de Florence qui est toujours d'actualité, il faut le dire. Des heures de malades pour des cailloux. Mon héroïne a trois enfants et doit se débrouiller pour qu'ils aient à manger dans leur assiette. Les heures de ménage, c'est le plus rapide pour avoir de l'argent à la fois du mois", nous confie-t-elle alors sans douter, avant de préciser :

    "On a mis du vrai moi dans le film et les enfants qui jouent sont les miens, mes trois garçons. Si le plus dur sur le tournage a été les heures de marche nécessaires, qu'on ne voit pas dans le film, le plus beau à jouer a été de jouer justement avec eux."

    Plus vraie que nature, sans filtre et solaire, la comédienne a témoigné d'un don pour l'improvisation sur le tournage, que tout le monde lui a reconnu. Coachée par Emmanuel Carrère "qui a plusieurs casquettes" et par Juliette Binoche "une femme en or qui s'est mise à notre hauteur et non l'inverse", elle a pris goût au métier et le poursuivra mais uniquement si on vient la chercher : "Je n'irai pas de moi-même, je n'aime pas me faire voir, je ne suis pas comme ça". Ne pas se faire voir c'est râté, tant elle a illuminé, qu'on se le dise, la Quinzaine des réalisateurs cannoise cette année.

    Christine Tamalet
    Juliette Binoche était un vrai caméléon, qui provoquait, lançait des balles à Hélène...

    "Hèlène improvise, et le faisait d'autant mieux qu'elle était poussée par Juliette Binoche qui était un tremplin perpétuel et qui a eu cette délicatesse de l'être pour tout le monde, avant de se servir elle-même", explique Emmanuel Carrère. Juliette était un parfait caméléon, provoquait, lançait des balles à Hélène, la relançait. Il y avait une vraie joie à jouer ensemble. D'une autre façon, les journées avec Cédric, seul homme de la distribution, était des journées faciles. Il y avait une espèce de séduction très charmante entre eux."

    Autour d'Hélène, gravitent en effet des comédiens tout aussi doués et hauts en couleur. Didier Pupin alias Cédric, travailleur du bâtiment repéré dans un restaurant ouvrier, Patricia Prieur alias Michèle également castée sur son lieu de travail dans la restauration, ou encore Léa Carne alias Marilou, repérée dans un foyer d'urgence :

    "Jouer n'était pas un apprentissage. On nous demandait d'être naturels, au niveau des réactions. Au niveau du texte, on s'est entraidé. Mais tout devait être naturel, c'est la force du film. Juliette Binoche nous rassurait tout le temps, jouait le rôle de maman, prenait le temps de nous expliquer au niveau technique toutes les subtilités, l'envers du décor de cinéma", confient-ils ce jour-là d'une même voix.

    Evelyne Porée, travailleuse précaire invisibilisée devenue actrice proclamée

    Parmi ces actrices improvisées, Emily Madeleine (Justine) et Evelyne Porée (Nadège) se distinguent en ce qu'elles ont réellement fait partie de l'univers d'origine de Florence Aubenas, l'une alors qu'elle était sur le fameux ferry pour un job étudiant et a connu ce moment "compliqué mais important et compréhensible" où la journaliste est venue lui dire qui elle était vraiment ; l'autre qui a réellement été la chef d'équipe d'Aubenas et qui ne l'a pas à l'époque reconnue alors qu'elle connaissait pourtant son travail. "Elle m'a offert un jour un exemplaire dédicacé de son livre, j'étais tellement surprise, mais je n'ai jamais pris ça comme une trahison, au contraire. Ce qui n'a pas été le cas de toutes. On resté très liées, elle est même venue à mon mariage, et des années après est revenue avec Emmanuel pour me parler de ce projet d'adaptation. Le reste s'est fait naturellement". 

    C'est le cas de le dire tant cette actrice est naturelle justement, doté d'un "talent verbal irrésistible, d'un mordant et d'une drôlerie" folles. "Cette façon de ne jamais s'avouer vaincues est propre à tout ce casting et a présidé au choix. On a retenu celles qui avaient cette pêche, cette énergie et l'envie de se jeter dans cette aventure un peu dingue. Elles sont et incarnent à l'écran aussi des femmes soumises à un ordre social écrasant mais ce ne sont pas des femmes écrasées. Elles se battent avec énormément de vaillance, d'énergie, d'humour. L'humour est commun à toutes comme personnages mais comme actrices aussi."

    "On a été prises pour de la merde. J'espère que ce film fera évoluer notre réalité"

    L'humour et la résilience : c'est ce que dégage fondamentalement Evelyne Porée, aussi joviale qu'impliquée lorsqu'autour d'un café elle nous a rappelé à quel point elle a été mal considérée dans son travail pénible et non respecté.

    "On a été prises pour de la merde, vous savez. J'espère que ce film fera évoluer encore la réalité. Il y a une vraie pénibilité de ce travail que je ne peux plus faire en ce moment d'ailleurs car je suis en état de convalescence", confie-t-elle. Lorsqu'on lui suggère de changer de métier et de devenir comédienne, elle avoue l'envisager si on le lui propose tant elle s'est "éclatée", sans aucunement être gênée par les caméras.

    Laisser être plutôt que diriger

    Des caméras qui se sont faites définitivement oublier sur le tournage, on le comprend plus que jamais, grâce à un metteur en scène plus adepte du laisser exister que du diriger à tout prix.

    "Juliette m'a donné une leçon de direction d'acteurs en me prenant à part et en me disant "Ne me dirige pas tout de suite, laisse moi faire trois ou quatre prises sans me dire quoi que ce soit et si tu n'es pas content, on refera." D'abord quand on lâche Juliette Binoche en lui disant "tu fais ce que tu veux", elle apporte des choses, elle essaie. C'est varié, coloré. Et cela m'a appris à me mettre encore plus en retrait que je n'y suis spontanément enclin."

    "C'est vraiment la meilleure leçon de directeur d'acteurs reçue, cela venait d'elle. Par tempérament je suis plutôt enclin à laisser les choses advenir. Il fallait diriger quand c'était compliqué, qu'il fallait aller vite mais pour l'essentiel je compte beaucoup sur ce qu'apportent les gens, que ce soit les comédiens ou les techniciens."

    Humour, laisser être, engagement et harmonie : voilà ce qui se dégage de l'équipe enfin mise en lumière d'Emmanuel Carrère, à qui, après Cannes, on espère le meilleur des voyages en salles et enfin une reconnaissance, une vraie.

    Découvrez en images les héroïnes de "Ouistreham" :

     

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