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    Spike Lee : politique, Denzel Washington, dolly shots... Les obsessions d'un cinéaste engagé
    Corentin Palanchini
    Passionné par le cinéma hollywoodien des années 10 à 70, il suit avec intérêt l’évolution actuelle de l’industrie du 7e Art, et regarde tout ce qui lui passe devant les yeux : comédie française, polar des années 90, Palme d’or oubliée ou films du moment. Et avec le temps qu’il lui reste, des séries.

    A l’occasion de la sortie de "BlackKklansman" ce mercredi en salle, découvrez les thèmes récurrents de la filmographie de son réalisateur, Spike Lee.

    JACOVIDES-BORDE-MOREAU / BESTIMAGE

    UN AUTEUR ENGAGÉ

    Spike Lee n'est pas qu'un réalisateur et un acteur, c'est aussi un scénariste, qui a écrit ou coécrit la majorité de ses films. De Do The Right Thing à BlackKklansman, il a signé de sa plume seize de ses longs métrages. Dans le système hollywoodien des studios, la règle est que les auteurs travaillent leur scénario en amont et que le réalisateur s'en empare dans un second temps. Spike Lee et quelques autres sont les exceptions et mettent en scène leurs propres histoires.

    Lorsqu'il signe ses scénarii, Spike Lee va puiser dans des sujets qui lui tiennent à cœur. C'est ainsi qu'il va situer beaucoup de ses films dans un milieu urbain (souvent New York), défavorisé et centré sur le quotidien de la communauté Afro-américaine. C'est par exemple le ghetto de Clockers (adapté du roman de Richard Price), le quartier au bord de l'explosion de Do The Right Thing, l'amour interracial impossible et la gentrification de Jungle Fever ou la "Million Man March" de Get on the Bus (une manifestation du mouvement afro-américain pour sensibiliser le gouvernement à la situation difficile de la communauté).

    Dans The Very Black Show, c'est au monde de la télévision et de la société de consommation que s'en prend Spike Lee, avec l'histoire d'un scénariste afro-américain qui par provocation relance les spectacles de music-hall où les acteurs maquillés incarnaient des caricatures de Noirs. Sauf que le succès est au rendez-vous et que les téléspectateurs et la chaîne en redemandent. Au-delà du sujet, Lee rend un vibrant hommage à ces artistes noirs.

    D'autre part, dès son premier long métrage intitulé Nola Darling n'en fait qu'à sa tête, Lee va contribuer à lever un tabou dans le cinéma américain du milieu des années 80 en montrant à l'écran la sexualité noire. Il va également faire du personnage de Nola une femme maîtresse de son corps, qui ne s'en laisse pas compter par les hommes. Le film a récemment fait l'objet d'une adaptation en série, diffusée sur Netflix.

    Il aborde également le sujet des tensions au sein de la communauté afro-américaine via School Daze, dans lequel il oppose les Jigaboos (à la peau sombre) et les Wannabees (à la peau claire). Par ce film, Spike Lee dénonce la tendance des Noirs plus avantagés socialement à ne pas s'engager politiquement et à se contenter de ce qu'ils ont. Mais Lee combat le communautarisme de façon plus générale, l'exemple le plus flagrant étant La 25ème heure, lorsqu'au cours d'une scène devenue mythique, souvent rebaptisée "la scène fuck you", le personnage d'Edward Norton insulte toutes les communautés ethniques devant son miroir.

    L'engagement de son cinéma encouragera la tendance de Lee à la provocation. Il saura parfois l'utiliser à bon escient, comme lorsqu'au moment de produire son premier film, il choisira de baptiser sa firme de production "40 Acres and a Mule Filmworks". Cette phrase renvoie aux promesses du gouvernement américain de donner un lopin de terre et une mule aux esclaves noirs libérés après la guerre de Sécession. Cette promesse qui ne fut jamais tenue s'affiche désormais sur les écrans géants des cinémas à chaque film de Spike Lee pour rappeler cet affront fait au peuple noir.

    UNE AUTRE HISTOIRE AMÉRICAINE

    Spike Lee se fait aussi une spécialité de porter à l'écran des moments de l'histoire américaine. L'exemple le plus évident est le biopic que le cinéaste consacre à Malcolm X en 1993. Le sujet tient tant à cœur à Lee qu'il convaint le réalisateur attaché au projet, Norman Jewison, de lui céder la place. La vie du leader du mouvement noir américain Nation of Islam est montrée honnêtement, sans effacer les parts d'ombre du personnage. Le film permet également à un public nouveau de découvrir le personnage et s'inscrit aussi dans une volonté pédagogique.

    En 1993, sur un plateau de télé français, Lee explique sa démarche :

    En tant que peuple, nous n'avons pas appris notre histoire. On ne peut pas compter sur les écoles pour le faire et on ne nous l'a pas appris non plus à la maison. Nous avons été privé de notre histoire. N'importe quel jeune juif connaît l'Holocauste, car c'est enseigné à la maison par les parents (...) mais nous n'avons pas fait notre travail à nous, apprendre et enseigner notre histoire. Avec [Malcolm X], nous essayons d'enseigner l'histoire de Malcolm X et dans le même temps d'offrir du divertissement.

    Autre époque, autre fait historique. Situé à New York comme beaucoup d'autres des films de son réalisateur, Summer of Sam raconte l'histoire vraie des meurtres commis par un tueur en série à l'été 1977. Ses cibles de prédilection seront les couples s'embrassant en voiture et il mettra un an à être appréhendé. Lorsqu'il annonça s'intéresser au projet, les familles des victimes s'en prirent à Spike Lee, craignant que le film ne glorifie le tueur. Le scénario fut retravaillé pour adopter le point de vue des habitants du quartier.

    En amateur d'histoires vraies, c'est naturellement que Spike Lee s'essayera au format documentaire. Avec 4 Little Girls, il raconte l'explosion d'une école qui causa la mort de quatre petites filles en 1963. Le film, nommé à l'Oscar du meilleur documentaire, s'attarde également sur les blessures toujours ouvertes des proches des victimes et met en parallèle cet événement avec les incendies d'églises noires dans le Sud des États-Unis en 1996. Lee s'intéressera également à la vie du cofondateur du mouvement Black Panther avec A Huey P. Newton Story (2001) ou à une journée du joueur de basket-ball Kebe Bryant (Kobe Doin' Work, 2009).

    En 2003, Lee est l'un des tout premiers cinéastes à faire apparaître le site de Ground Zero post-11 septembre dans un film (La 25ème Heure) et le scénariste David Benioff à intégrer ces faits dramatiques dans une intrigue et la vie de ses personnages.

    La Seconde guerre mondiale sera le théâtre de son Miracle à Santa-Anna, l'histoire de quatre soldats afro-américains encerclés dans un village de Toscane. Ce film très dense pose notamment la question de savoir si des noirs doivent se battre pour des blancs qui les haïssent ? L'intérêt du film est d'apporter des réponses à cette question volontairement provocatrice, même si le parti pris de Lee posera problème à L'Association des anciens résistants italiens.

    Encore récemment, c'est un fait méconnu et incroyable qui a été déterré et dont Spike Lee s'est emparé pour BlackKlansman : celui d'un policier noir qui au début des années 70, en collaboration avec un de ses collègues blanc, réussit à infiltrer le Ku Klux Klan ! Ils tenteront tous les deux de faire tomber le chef du mouvement et de neutraliser le Klan au moment où il est en passe d'aseptiser son discours ultra-violent pour séduire le plus grand nombre.

    Dans le même BlackKlansman, Lee évoque le racisme présent dans certains chefs d'oeuvre du 7ème Art comme Naissance d'une nation (1915) ou Autant en emporte le vent (1939) et via la présence dans l'intrigue du film du mouvement Black Panther. L'un des héros du film est incarné par John David Washington, le fils de Denzel, qui fut l'acteur fétiche de Spike Lee.

    DENZEL WASHINGTON

    Le comédien Denzel Washington commence sa collaboration avec Spike Lee pour Mo' Better Blues dans lequel il interprète un trompettiste de jazz égocentrique dont la passion dévorante pour la musique lui fait oublier de prêter attention à son entourage. Pour le rôle, Washington a appris à mimer à la perfection les mouvements d'un véritable trompettiste. Son entente avec Spike Lee se poursuivra sur le tournage du biopic Malcolm X pour lequel Washington pousse beaucoup plus loin la préparation.

    Pour incarner la figure du mouvement Nation of Islam, l'acteur prend une année sabbatique pour se consacrer au rôle. Il se rend à des réunions de Fruit of Islam (la branche paramilitaire de Nation of Islam), apprend l'arabe, apprend à lire le Coran, ne consomme plus ni porc ni alcool et apprend la danse lindy hop (danse de rue afro-américaine). Spike Lee racontera : "La performance de Denzel fut sa meilleure. Tous les discours du film sont extraits de véritables discours de Malcolm X mais une fois Denzel a continué de parler au micro 5 minutes une fois la prise finie, sans scénario, avec ses propres mots, qui étaient meilleurs même que ceux de Malcolm".

    Le comédien sera nommé à l'Oscar du meilleur acteur mais perdra face à Al Pacino dans Le Temps d'un week-end. Spike Lee commentera que son ami a été "volé", au point des années plus tard d'y faire référence dans le pilote de la série adaptée de Nola Darling n'en fait qu'à sa tête (mis en scène par Lee). Le personnage Mars Blackmon y déclare à ce sujet : "tout était combiné; un subterfuge; une machination pure et simple. Il était trop noir, trop fort. Mais Al Pacino ? N'importe quoi !"

    BlacKkKlansman de Spike Lee : qui est John David Washington, flic infiltré dans le Ku Klux Klan ?

    Leur travail se poursuivra avec He Got Game (1998), le premier long métrage de Spike Lee à être en tête du box office le week-end de sa sortie. Lee envoie le scénario à Denzel Washington qui répond deux jours plus tard en donnant son accord. Il accepte aussi de baisser son salaire (il y avait renoncé entièrement pour aider à financer Malcolm X) et aide avec son nom à ce que le film soit financé. L'histoire est celle d'un père assassinant involontairement sa femme. Le gouverneur de l’État passe un marché avec Jake : il a une semaine pour convaincre son fils (champion de basket en devenir) d'intégrer l'université d’État "Big State". S'il échoue, il retournera au centre correctionnel d'Attica. Le succès sera au rendez-vous (42 millions de dollars de recette), mais deux fois moindre que pour Malcolm X (107,6 millions*).

    La dernière collaboration entre le comédien et le réalisateur sera le film de braquage Inside Man, dans lequel Denzel incarne le chef de la police chargé de coffrer les malfrats dirigés par Clive Owen tandis qu'une intrigante (Jodie Foster), en coulisses, tente elle aussi de régler l'affaire... A sa façon. Lee déclarera à l'époque : "[Denzel Washington] est actuellement le meilleur acteur du monde ! C’est toujours une joie de travailler avec lui, il continue de me surprendre. Je partage beaucoup de choses avec lui. Nous avons le même âge, nous avons grandi tous les deux à New York, nous savons ce que c’est d’être un afro-américain à Hollywood. Et nous aimons tous les deux ce que nous faisons".

    Pour Inside Man, Lee offre les deux rôles principaux à Denzel Washington, qui choisit celui du policier, jugeant qu'on ne voit pas assez le visage du bandit. Suite à ses remarques, et pour pouvoir convaincre Clive Owen de jouer ce malfrat, le scénario sera revu et corrigé afin que le personnage soit davantage vu démasqué. Le film sera le plus grand succès de la carrière Spike Lee à ce jour, mais les deux hommes n'ont plus collaboré depuis.

    LA "CAMÉRA FLOTTANTE"

    Surnommé "Spike Lee's Dolly shot", ce plan est la marque de fabrique technique du réalisateur. Un acteur est placé avec une caméra qui le filme en légère contre-plongée sur un chariot placé sur un rail de travelling.  Immobile sur la plateforme, l'acteur avance pourtant, en même tant que la caméra recule. L'impression donnée est que le personnage semble "flotter". Un exemple parmi les plus célèbres figure dans les derniers moments de Malcolm X, où Malcolm X (Denzel Washington) avance vers son destin accompagné de la chanson de Sam Cooke A Change is Gonna Come :

    Le but de ces scènes est de montrer la solitude ou le détachement du personnage principal à un moment précis (Crooklyn) de montrer qu'il est pressé et pris par le temps (Inside Man) ou qu'il est sur un petit nuage (La 25ème heure, avec Philip Seymour Hoffman filmé comme flottant au-dessus du bar).

    Spike Lee a également pris l'habitude de tourner avec deux caméras en même temps, une technique que "les acteurs adorent" selon lui, c'est "gagnant-gagnant". Elle permet qu'un acteur donne vraiment la réplique à un autre au cours de la même scène là où auparavant, il fallait tourner les plans d'un acteur avec face à lui une personne donnant la réplique sans être enregistrée. L'autre acteur attendant une bonne partie de la journée en donnant parfois, son tour venu, une performance en demi-teinte. Avec la technique des deux caméras, chacun joue sa partie et le dialogue entre le deux personnages est un réel dialogue entre les deux acteurs. Chacun est présent en même temps sur le plateau, renforçant l'échange et le jeu.

    Enfin, Lee semble ne jamais poser sa caméra. En perpétuel mouvement (comme dans Get on the Bus ou Miracle à Santa-Anna), la caméra suit les protagonistes au plus près de l'action. Comme le dira Spike Lee en 2006 lorsqu'EcranLarge lui demandera un conseil pour les jeunes réalisateurs : "Gardez toujours la caméra en mouvement, c'est très simple. Si vous êtes dans un espace restreint et que vous ne bougez pas la caméra, vous n'obtiendrez que des têtes qui parlent. Bougez la caméra, bougez les acteurs. C'est simple".

    * Chiffres : Box Office Mojo, en tenant compte de l'inflation du prix du ticket de cinéma.

    Spike Lee dans "Do The Right Thing" (1989)

    Denzel Washington dans "Malcolm X" (1992)

    La scène "fuck you" de "La 25ème Heure"

    Clockers (1995)

    The Very Black Show (2001)

    Chiwetel Ejiofor et Denzel Washington dans "Inside Man" (2006)

    Adrian Brody et John Leguizamo "Summer of Sam" (2000)

    Adam Driver et John David Washington dans "BlackKklansman" (2018)

    Miracle à Santa-Anna (2008)

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