Les Liens : les secrets du tournage

Passionné de mythologie grecque et de tragédies antiques, Aymeric Mesa-Juan, le réalisateur ressuscite le mythe de Jason et Médée pour son premier long métrage : " Je trouve que les mythes offrent un outil de réflexion et de questionnement magnifique. Sans doute parce qu'ils révèlent le système de pensée et les codes sociaux qui sous-tendent la civilisation qui les véhicule, sans forcément les expliquer. Leur pouvoir d'évocation est à la fois universel et personnel, ils permettent alors aisément d'interroger les rapports humains. En revisitant le mythe, je m'inspire de ce qu'il peut avoir de fondamental, de fondateur même, tout en cherchant ma propre vision des choses. C'est peut-être aussi se faire " passeur " et s'inscrire dans une filiation. Ce qui est tout à fait immodeste, je le reconnais. Mais, au mot d'adaptation, je préfère celui de palimpseste : on efface l'ancien texte pour en écrire un autre par-dessus. On peut voir le film sans rien connaître de Jason et Médée. " Les liens " prend racine dans la province la plus banale, chez des gens ordinaires dont les destins croisés vont pourtant conduire à un acte tout à fait extraordinaire. "

Célèbre personnage de la mythologie grecque, Jason voit son père Eson dépossédé du trône par son oncle Pélias. Devenu adulte, il réclame le trône de son père, que Pélias lui promet à condition qu'il rapporte la Toison d'or qui se trouve en Colchide. Avec l'aide de la magicienne Médée, fille du roi Eétés, qu'il épouse par la suite, Jason parvient à rapporter le précieux trophée. Mais dès son retour en Thessalie, il retrouve son père mort, assassiné par Pélias. Cette tragédie attire la foudre de Médée qui venge de la mort de Eson avant d'être envoyée en exil avec Jason en Corinthe. C'est ici que Jason épouse Créüse, la fille du roi Créon, délaissant ainsi Médée. Folle de jalousie, cette dernière tue Créüse et sa famille, ainsi que ses propres enfants (Phérès et Merméros). Jason se sucide après cette tragédie.

Dans Les liens, Aymeric Mesa-Juan a gardé le shéma de la tragédie de Jason et Médée puis il a retravaillé les enchaînements, les motivations et les caractères des personnages. Il explique : " Souvent, Jason est représenté comme un homme profondément lâche et veule et Médée comme une femme vengeresse, furieuse et jalouse. Je voulais que les spectateurs puissent s'attacher aux personnages. Dans mon film, Julien devient un personnage central cerné par deux femmes dévorantes. Il peut sembler, à certains égards, faible, lâche ou maladroit mais il a aussi une certaine force de caractère. Quelque chose le définit mieux que ses défauts les plus immédiatement visibles, c'est son incapacité à tricher. Il n'a rien du goujat qui pourrait passer facilement d'une femme à une autre. Sa situation est tellement inconfortable qu'il se réfugie dans le silence. Il n'est pas si indifférent à la souffrance que son éloignement provoque chez Mado mais il ne ment à personne, il a une certaine authenticité qui le rend incapable de toute tromperie. Et son amour pour son fils ne le sauve-t-il pas ? "

Le film a aussi permis à Aymeric Mesa-Juan d'endosser le rôle d'un père qui vit une relation fusionnelle avec son fils handicapé: " Pour Julien, c'est sans doute le prolongement de son amour pour Mado. Mado, en observant le déplacement du regard de Julien vers son fils, ressent probablement la ruine de son amour. Quand un couple a un enfant handicapé, si cela provoque des difficultés et si on en écrit l'histoire (cinéma, littérature ou théâtre), on retrouve en général un schéma dans lequel la femme se désinvestit de son amour envers son mari pour privilégier son enfant dans une relation souvent fusionnelle jusqu'à l'étouffer. Il me plaisait d'inverser les choses et c'est Julien qui ne vit que pour son fils. Enfin, je trouvais passionnant qu'il soit obligé de le porter comme une femme enceinte dont on dit qu'elle porte un enfant. J'ai cru comprendre lors des retours que j'ai eu sur le film que c'est également cela, cet homme qui a le courage d'assumer cette part de fragilité et de féminité, qui le rend attachant.

Pendant le tournage, le cinéaste a expérimenté les difficultés concernant la direction d'acteurs: " Pas un comédien n'est pareil alors je travaille différemment avec chacun. En tout cas, je n'improvisais pas. Le plus délicat était avec Axel qui joue le fils. Parce qu'il est impatient et qu'on ne pouvait guère faire plus de six fois une scène, ce qui fait peu de prises par plan. Quant il était là, on travaillait toujours avec deux caméras sur deux axes différents. Et Anne et moi refaisions souvent les prises sans sa présence. Anne, je passais mon temps à lui dire de ne rien faire. ", puis il ajoute à propos de Anne O'Dolan: " Je lui avais beaucoup parlé de la Médée antique et je lui avais dit de regarder Gena Rowlands dans les films de Cassavetes. Ainsi, elle est arrivée très chargée émotionnellement. Ensuite, au moment de tourner, je lui interdisais tout ce qui pouvait trop directement expressif. Juste pour la contenir. Cela la frustrait probablement. Elle ne comprenait plus ni Mado, ni ce que je lui demandais. Son incompréhension m'a servie. Elle était souvent inquiète et perdue. Les seules indications que je lui donnais alors étaient très prosaïques et concrètes : d'avoir ses regards le plus souvent tournés vers Julien et d'établir le moins possible un rapport avec l'entourage. Je voyais que la puissance émotionnelle dont elle s'était chargée transpirait de toute façon. "

Conscient de la difficulté de trouver un financement pour son premier long métrage, et des longues étapes de la production d'un film, le réalisateur n'a pas adressé son projet aux producteurs, il commente : " J'ai monté une maison de production et investi ce que je pouvais. J'ai eu les aides du CNC et des régions Ile de France et Poitou Charentes après les visionnages d'une maquette. A chaque fois à l'unanimité des membres du jury, ce qui m'a donné confiance puisque je n'avais même pas réalisé de court-métrage. J'ai réécrit le scénario de façon à pouvoir tourner dans un budget raisonnable tout en restant fidèle à ce que je voulais raconter et à la façon dont je voulais le faire. J'y ai sans doute perdu des choses mais gagné beaucoup d'autres. Des choses sont apparues qui m'ont échappé et dont je suis ravi, d'autres ont disparues et que je regrette sans être sûr qu'elles auraient été véritablement intéressantes. "