À travers cette histoire d'un homme ordinaire en lutte contre "l'Administration", Andreï Zviaguintsev brosse un tableau bien noir de son pays, la Russie, et de ses rouages. Collusions entre les pouvoirs politiques, religieux, judiciaires et policiers, corruptions en tout genre, chantages, violences, injustices... Bref, un pays de non-droit et d'abus de pouvoir, aussi implacable qu'imbibé de vodka. Le cinéaste évoque tout cela dans un registre à la fois réaliste et métaphorique. La critique sociale est bien ancrée, bien concrète, mais s'inscrit aussi dans une réflexion plus large, induite par le titre, Leviathan. Une réflexion sur les puissances du mal incarnées par le Leviathan, monstre marin cité dans la Bible, monstre annonciateur du chaos, de l'apocalypse. Mais surtout une réflexion sur la forme et la puissance d'un État-Leviathan tel que l'entendait Hobbes : État totalitaire assurant ordre et sécurité à l'homme (qui est un loup pour l'homme) en échange de sa liberté et de ses droits. La réunion de ces deux figures du Leviathan donne ici de la Russie l'image d'un monstre tout-puissant qui dévore ceux qui revendiquent leur liberté et leurs droits. Avec un tel topo, on peut s'étonner que le film ait été en partie financé par le ministère de la Culture russe... En tout cas, voilà qui fait la richesse d'un scénario récompensé au festival de Cannes 2014. Un scénario riche, assurément, et ambitieux dans sa hauteur de vue, mais que l'on aurait aimé plus percutant, à la manière du scénario d'Un Nouveau Russe, de Pavel Lounguine, pour rester dans une thématique proche. Mais l'histoire de ce Leviathan se délite un peu après les mésaventures de l'avocat, quand la critique sociale laisse place au drame amoureux et familial, avant de rebondir à la fin. Il y a malheureusement quelques longueurs à l'écran, quelques pesanteurs, aussi, qui naissent de la posture du cinéaste, peut-être trop conscient de son intelligence et de l'idée qu'il se fait d'un grand cinéma (comme son confrère turc Nuri Bilge Ceylan). Le talent de Zviaguintsev en matière de réalisation est indéniable (le Prix de la mise en scène, à Cannes, lui aurait mieux convenu que le Prix du scénario) : on admire la classe de son orchestration générale, la dimension tragique qu'il donne au récit, la beauté sombre des images, parfaitement accompagnées par la musique de Philip Glass (notamment). Mais son film aurait gagné en qualité en étant plus condensé ou en misant davantage sur l'ironie et le sarcasme (comme dans la scène du pique-nique) pour paraître moins raide au final. On attend donc toujours que le cinéaste retrouve l'inspiration tranchante de son excellent premier film, Le Retour.