« Glass ». Un titre évocateur pour souligner la conclusion d’une trilogie démarrée il y a, désormais, dix-neuf ans. Et justement, pour saisir la beauté de ce geste, il faut remonter aux origines, à « Incassable », sorti en l’an 2000. Déjà, M. Night Shyamalan saisissait, via sa radicalité, l’être-là, imposant d’emblée sa patte descriptive en proposant une alternative au manichéisme sous-jacent. Dans « Split », sorti en 2015, le cinéaste mettait l’être face à sa surpuissance, au sein des dédales ravagés de l’inconscient. En réunissant ces deux longs-métrages, Shyamalan paraît donc à son acmé, bouclant un projet dont il rêvait depuis tant d’années. Abordant avec radicalité ce cross-over à 180°, le réalisateur nous emmène de l’autre coté du miroir, où se trouve une réunion entre un corps incassable, une créature mi-homme, mi-bête, et une intelligence supérieure. À l’instar d’« Incassable » et « Split », « Glass » aurait aisément pu se constitué à la manière d’un vaste film d’action. D’ailleurs, durant la première demi-heure, on s’y croirait : héros iconisés, situations inquiétantes et rythme entrainant sont au rendez-vous. Sauf que Shyamalan a plus d’amour pour la psychanalyse que pour la bombe.
Le long de sa carrière, Shyamalan a tissé une recherche quasi anthropomorphique sur la croyance. Pourquoi croire ? En quoi croire ? Ce sont des questions que l’on retrouve aussi bien dans « Incassable » que dans « Signes ». Ici, vu l’angle des super-héros, la problématique pourrait être la suivante : pourquoi croire en une fiction ? Forcément, poser une telle question au sein d’un film revient à le casser, à le fissurer. Et fréquemment, « Glass » dialogue littéralement avec son spectateur, passant aussi bien par le regard caméra que par la vue subjective. Et cela s’entend notamment dans le combat final, opposant David Dunn à la Bête, où lors d’une séquence, les deux se saisissent mutuellement, tandis que la caméra épouse tantôt le point de vue de l’un et de l’autre. Qu’en tirer ? Les deux personnages ne se battent pas l’un contre l’autre, mais contre la caméra, contre la fiction, et l’idée qu’ils sont condamnés à subsister en tant que rôle. Et un autre élément, des plus ingénieux, vient embellir l’enveloppe fictionnelle : le surcadrage. Le long de « Glass », il y en a quasiment partout, et cela, notamment, dès le premier plan, où Patricia, une des vingt-quatre personnalités de Kevin Wendell Crumb, apparaît derrière une vitre brisée. Et autre fait, Ellie Staple, la psychiatre, constamment représentée à travers son reflet.
Le verre. Une notion redondante illustrant néanmoins un des aspects les plus implicite de « Glass ». Si le film s’appelle ainsi, ce n’est pas seulement en référence au personnage d’Elijah, mais c’est surtout un renvoi direct à la notion d’image. Elles sont ici de véritables spectres, car chaque personnage, face à l’enfermement, se calfeutre dans sa propre image, notamment David Dunn, face auquel reviennent fréquemment des séquences (dont une inédite) d’« Incassable ». Les trois personnages principaux de « Glass » ne sont donc plus à considérer comme des être-là, ni comme des êtres surpuissants, mais comme des images d’eux-mêmes. Mais que serait la valeur d’une image sans spectateur ? Pour répondre à cette question, Shyamalan fait intervenir dans le récit le fils de David Dunn, la mère d’Elijah, et une ancienne victime de Kevin Wendell Crumb. Chacun fait alors office de public, voire de guide, pour ces images en pleine décomposition. Et ne parlons pas des nombreux plans pris depuis des caméras de vidéo surveillance, ouvrant l’acte final du film.
//Spoiler//) Se targuant d’une solide mélancolie, « Glass » se plonge également dans la crise existentielle de ses protagonistes. Pour se faire, il reprend un code récurent aux comics : celui du cross-over. David Dunn, Elijah et Kevin Wendell Crump sont enfermés à seulement quelques mètres d’écart, exposés à eux-mêmes, facteur suggérant à lui seul la possibilité d’un capharnaüm. Ainsi, chaque image marque un cheminement vers l’affrontement final. Ludique, « Glass » articule, en ces vingt dernières minutes, une brutalité allant crescendo, passant par l’exécution de ses personnages. Une phase nécessaire appelant, plus que jamais, l’intention. Car c’est ainsi que le trio se libère de l’image, pour exister dans la mémoire de ses spectateurs. Opérant alors une subtile mise en abime, le film mène sur les voies de l’introspection, en posant, directement et plus que jamais, la question de la valeur de la fiction. (//fin de spoiler//
Autant en finir : rarement le cinéma de M. Night Shyamalan aura fait preuve d’une telle noblesse. Troublant les regards pour mieux couper les faux-semblants, « Glass » dresse un véritable triptyque voué à l’image, exploitant totalement la sensibilité de son médium. Velouté par sa photographie classieuse, et aiguisé par son montage sophistiqué, le film établie donc, directement, un contact faisant éclater la vitre le séparant de son public, à l’image du traquenard d’Elijah. Une vision assez solide, comme du verre blindé, pour « s’agripper à la lumière ».