Ken Loach semble définitivement incapable de prendre sa retraite du 7ème art comme il l’avait pourtant annoncé en 2014 : le monde va trop mal, et chaque nouveau film de sa part prend des airs d’obligation de réaction à chaque nouveau coup, direct ou indirect, porté au modèle social d’après-guerre. Cette fois, c’est un père de famille, naviguant au jugé de boulot précaire en boulot précaire depuis des années, qui croit enfin apercevoir le bout du tunnel en intégrant, en tant que free-lance, une entreprise de livraison qui promet de hauts revenus en échange d’horaires de travail tout droit hérités de la Révolution industrielle. Fidèle aux habitudes du cinéaste, ‘Sorry we missed you’, du titre du petit document laissé en cas d’absence du réceptionnaire du colis, est au service d’une démonstration, celle de ce nouvel escalavage qu’est l'uberisation qui, à l’inverse de ses prétentions de favoriser indépendance et auto-entrepreneuriat, contraint en réalité le travailleur à participer à sa propre exploitation. La mécanique implacable de cet asservissement à peine conscient est exposé de façon limpide : à titre d’exemple, pour éviter de payer des prix de location usuriers à la compagnie, notre homme doit acheter son propre véhicule, et contraindre sa femme à vendre la voiture dont elle se servait pour sa profession d’aide-soignante, ce qui en dit également long sur la division genrée du travail. Responsable de la moindre avarie à sa camionnette, contraint par une blackbox qui lui impose horaires et délais de livraison absurdes et intenables, mis à l’amende par l’employeur à la moindre absence, l’homme s’enfonce rapidement dans une spirale infernale de dettes. En outre, perpétuellement absent de son domicile, épuisé et irritable, il ne peut qu’assister, impuissant, à la désagrégation progressive de sa famille. En règle générale, j’éprouve une certaine retenue à l’égard des films qui veulent à n’importe quel prix prouver la justesse de leur point de vue, ou émouvoir sur les conséquences du problème qu’ils dénoncent : déjà parce que le plus souvent, c’est assez mal foutu, maladroit, trop insistant ou au contraire, trop clinique et détaché…mais comme d’habitude, Loach esquive ce genre d’écueil, grâce à la puissante empathie qu’il éprouve pour ses acteurs (non-professionnels) et aussi parce qu’il parvient, comme à chaque fois, à atteindre le juste point d’équilibre entre fiction romanesque et réalisme documentaire. En tendant aux spectateurs le miroir qu’ils n’ont aucune envie de regarder, celui du prix de leur confort, Loach est sûr de toucher sa cible, d’émouvoir, de provoquer un sentiment de révolte...et de vous faire regarder d’un autre oeil le type qui vient vous apporter la dernière connerie que vous achez acheté à un prix imbattable sur Wish. Néanmoins, quelque chose a changé dans le regard du cinéaste. Autrefois, on aimait les films de sa veine sociale pour leur faculté à montrer les petites gens retourner la perversité du système à leur avantage, ou redécouvrir les valeurs de solidarité. Même dans le mémorable ‘Moi, Daniel Blake’, cette étape finissait par survenir, mais bien trop tard. Cette fois, c’est comme si, désabusé et horrifié par le nouveau monde qui s’annonce, il n’avait même pas souhaité, ou osé, offrir une conclusion à son récit.