Sur l’événement historique le plus important de ce siècle – le confinement total d'une population pendant plusieurs mois – il n'existe curieusement que très peu de films, tout se passant comme si le cinéma n’avait pas voulu voir, comme si les cinéastes étaient passés au travers… Arnaud Viard est l'un des rares à avoir consacré un long-métrage sur cette séquence étrange de l'histoire de l'humanité. Son film a d'autant plus de valeur qu’il nous offre un regard intimiste sur cet événement : Cléo, Melvil et moi ne raconte pas la pandémie du coronavirus à la manière d'un film catastrophe, comme on le fait trop souvent aux Etats-Unis quand l'homme est victime d'une calamité. Tout au contraire, ce qui nous est raconté là c'est le quotidien (presque) ordinaire d'un homme qui doit vivre, comme tous ses compatriotes, enfermé dans un petit appartement avec ses deux enfants, en attendant que ça passe… Le film est en noir et blanc comme cette demi-existence, cette vie à petit régime, que les autorités de l’État nous ont obligés à vivre pendant deux mois. Cela ne veut pas dire que cette vie-là n'a pas eu de relief. Dans le film, le moindre événement a la dimension d'un drame. Les enfants se chamaillent, les enfants dansent, les enfants jouent, les enfants pleurent, les enfants rient : Arnaud Viard a capté tous ces moments-rares avec sa caméra. Grâce lui en soit rendu, car, occupés que nous étions de l’issue de cette tragédie nationale, nous les avons laissés passer. Il se passait pourtant des choses incroyables. Prenons le ciel par exemple. Depuis combien de temps ne l’avions-nous pas regardé comme ça. Dans le film, il y a un plan de sept secondes sur l’azur parisien, et c’est sublime. La tragédie du confinement nous a ramené de force vers l’essence tragique de l'existence. Dans le film, le héros est lui aussi ramené vers l'essentiel, c'est-à-dire, pour ce qui le concerne, la relation avec son père : à plusieurs reprises, à la faveur de tel ou tel incident, le passé remonte à la surface. C'est l'heure des bilans : qui suis-je ? qu’ai-je fait ? que dois-je faire ? Le personnage, joué par Arnaud Viard, qui raconte sa propre histoire en y intégrant ici et là quelques éléments inventés – on peut bien parler de cinéma autofictionnel de la part de ce réalisateur original – se remémore la demi-finale de la A.S. Saint-Étienne contre le Dynamo de Kiev, lorsqu'il avait 10 ans. Tout d’un coup déboulent des images d'archives en couleur : Rocheteau file vers le but, il ne va pas tarder à faire se lever tout le stade, la France entière, et le petit Arnaud avec son papa. Le passé, en régime confiné, a les couleurs du Paradis… Mais le confinement, c’est aussi les rues de Paris désertes, et les avenues soudain beaucoup trop grandes, qu’Arnaud Viard filme à merveille (images d’autant plus précieuses qu’elle ont été enregistrées pendant le confinement). Le personnage y déambule avec ses enfants, attestation en poche. Rien ne devrait arriver, comme dans un film d’Antonioni, et cependant un événement capital se produit : la rencontre de l'être aimé dans une pharmacie du quartier – forcément du quartier. La grisaille du Covid se colore du fard de l’amour. L'un des plus beaux plans du film montre le couple traversant le Pont-Neuf entre chien et loup : on distingue à peine leur silhouette, mais l'on entend très bien leur babil amoureux. Faut-il qu'une calamité se produise pour que le miracle de l’amour arrive ? Les intermèdes solennels des interventions du chef de l'État à la télévision qui avaient quelque chose d’angoissant au début du récit, résonnent de manière presque agréable à la fin, on voudrait que ça continue… En définitive, ces cinquante-cinq jours de confinement auront permis au héros de redécouvrir ses enfants, de se réconcilier avec son passé (le père autoritaire), de renouer (un peu) avec son ex-femme, et surtout de retrouver le désir. Avec une sensibilité rare, Arnaud Viard saisit ce moment si paradoxal de notre histoire récente, où, privé des conditions normales d’existence, l’homme ne s’est jamais senti autant vivre.