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    Casino, ultime film de Saul Bass, l'homme qui a révolutionné les génériques de films
    Olivier Pallaruelo
    Olivier Pallaruelo
    -Journaliste cinéma / Responsable éditorial Jeux vidéo
    Biberonné par la VHS et les films de genres, il délaisse volontiers la fiction pour se plonger dans le réel avec les documentaires et les sujets d'actualité. Amoureux transi du support physique, il passe aussi beaucoup de temps devant les jeux vidéo depuis sa plus tendre enfance.

    Immense designer américain, Saul Bass, génie et précurseur qui a révolutionné la création des génériques de films, signait avec la fabuleuse ouverture du "Casino" de Scorsese son testament. Portrait d'un homme dont l'influence se fait encore sentir.

    "Saul Bass. Avant même que je le rencontre, avant que nous travaillions ensemble, il était déjà une légende à mes yeux. Son travail de Design, pour les génériques de films, la création des logos des sociétés, et les affiches publicitaires, ont défini son époque. Dans leurs essences, ses créations infusaient et distillaient la poésie et la modernité du monde industriel. Ses oeuvres ont donné des images cristallisées, comme des expressions de ce que nous étions et où est-ce que nous allions, vers ce futur qui nous attendait. Ses créations étaient des images sur lesquelles nous pouvions rêver. Et c'est toujours le cas..."

    C'est ainsi que le Martin Scorsese, cinéaste cinéphile par excellence, s'exprimait, dans un ouvrage de référence sorti en 2011, Saul Bass: A Life In Film & Design. Un livre événement, puisqu'il s'agissait du premier livre jamais consacré à ce Graphic Designer de génie et inventeur du générique moderne, encore trop méconnu du grand public, disparu en 1996 à l'âge de 75 ans. Un artiste dont la créativité et l'oeuvre se font encore ressentir aujourd'hui.

    Né à New York dans le quartier du Bronx en 1920 au sein d'un foyer modeste, Saul Bass montre très tôt des aptitudes pour le dessin. A 15 ans, il prend déjà des cours de peintures au Art Students League; une prestigieuse institution qui a vu le jour en 1875. Puis il poursuit ses études au Brooklyn College à partir de 1938. C'est durant cette époque que, sous l'influence de son professeur György Kepes, il découvre avec passion le mouvement du Bauhaus, né en 1919, qui influence le Design et l'architecture -et posera les bases de l'architecture moderne-. Ainsi que le mouvement du constructivisme russe; un courant artistique né au début du XXe siècle, qui se concentre sur la composition géométrique rigoureuse, associant des formes géométriques simples, de type cercles ou triangles, pour créer des structures squelettiques en trois dimensions. Deux mouvements artistiques qui influenceront grandement Saul Bass par la suite.

    Après quelques stages dans divers studios de design de Manhattan, il débute sa carrière comme graphiste publicitaire freelance, puis déménage à Los Angeles en 1946 et fonde son propre studio, Saul Bass & Associates, en 1950. C'est là qu'il commence à mettre son talent au service d'Hollywood, en créant des campagnes publicitaires pour des films de Joseph L. Mankiewicz et des productions d'Howard Hughes. En 1956, il fait une rencontre déterminante pour sa vie personnelle autant qu'artistique : il engage comme assistante Elaine Makatura, qu'il finit par épouser en 1961. Les deux travailleront ensemble, sans relâche, jusqu'à la fin.

    Le générique, un moyen de conditionner le public

    Le tournant artistique -et la notoriété qui va avec- vient peu après sa rencontre avec le cinéaste Otto Preminger. Ce dernier lui confie la création de l'affiche de son film Carmen Jones. C'est une première révolution : l'artiste utilise un symbole graphique, en l'occurence une rose enveloppée d'une flamme, là où les affiches de l'époque se contentaient encore de reprendre des images du film. Puis Preminger lui demande de s'occuper de la création de l'affiche ainsi que la réalisation du générique de son autre film à venir, L'homme au bras d'or, en 1955. La force d’évocation du visuel conçu par Saul Bass (un bras stylisé représentant les talents de musicien et de joueur de poker du personnage principal joué par Frank Sinatra), ainsi que son addiction à l’héroïne) est telle que lors de la première du film à New York, seul le logo est affiché, le titre est superflu.

    Reste le générique. Avant Saul Bass, les génériques de films n'étaient que des prologues obligés, égrenant comme des chapelets les listes de noms de talents artistiques ayant collaboré sur l'oeuvre. Une obligation légale; rien de plus, rien de moins. Ce n'est que progressivement que certains réalisateurs confieront la tâche de créer des génériques à des directeurs artistiques. Lorsqu'Otto Preminger confie celle-ci à Saul Bass, le générique passe du statut d’obligation légale à un des premiers champs d’expérimentation de l’image en mouvement, ou Motion Design.

    Ci-dessous, le générique d'ouverture du film "L'homme au bras d'or", et sa fameuse musique jazzy signée Elmer Bernstein...

    L'intéressé avait d'ailleurs une vision très clair de son travail : "Pour le public moyen, les crédits leur disent qu'il ne reste que trois minutes pour manger du popcorn. Je prends cette période « morte » et j'essaie de faire plus que simplement me débarrasser des noms qui ne plaisent pas aux cinéphiles. Je vise à mettre en place le public pour ce qui va arriver ; je les rend impatients. Mes premières réflexions sur ce qu'un titre peut faire était de définir l'ambiance et le noyau sous-jacent de l'histoire du film, d'exprimer cette histoire de façon métaphorique. J'ai vu la séquence du générique comme un moyen de conditionner le public, de sorte que lorsque le film a réellement commencé, les spectateurs auraient déjà une résonance émotionnelle avec lui" disait-il.

    Bass a une approche très épurée de la création graphique, avec un style moderne et nerveux. Dans ses créations, les lignes sont brisées ou droites, de manières récurrentes. Appliqué aux génériques de films, son sens de la composition et de la typographie, sa préférence pour la suggestion, et son attrait pour l'abstraction géométrique, font merveille. Dans Autopsie d'un meurtre, en 1959, Saul Bass prend le titre du film dans le sens le plus littéral du terme, en présentant chaque membre de l'équipe à côté d’une partie d’un corps désassemblé, et ne dévoile le corps entier qu’au moment de faire apparaître le nom du réalisateur; en l'occurence Otto Preminger. Une collaboration fructueuse d'ailleurs : ils feront dix films ensemble.

    Son travail n'a évidemment pas manqué de taper dans l'oeil d'Alfred Hitchcock, qui lui confiera la création des génériques de quelques unes de ses oeuvres parmi les plus célèbres. L'extraordinaire générique d'ouverture de Sueurs froides, pour commencer. Création offrant une combinaison parfaite entre les plans sur les beaux yeux de Kim Novak, le thème musical non moins hypnothique de Bernard Herrmann, et tout le travail sur la typographie et les animations effectué par Saul Bass. Petite cerise sur le gâteau des anecdotes, les fameuses spirales hypnothiques visibles dans la séquence sont l'oeuvre de l'artiste John Whitney Senior. Musicien, cinéaste expérimental, ce dernier fut aussi un pionnier de l'art informatique. Ce générique hantera d'ailleurs durablement la mémoire cinéphilique du jeune Martin Scorsese, au point qu'il lui confiera, après avoir réalisé celui des Affranchis en 1990, le générique de son remake des Nerfs à vif, dont l'hommage est évident (jusqu'à la musique, dûe à l'origine à Bernard Herrmann, mais adaptée et réorchestrée par son disciple Elmer Bernstein).

    Sur Psychose, au-delà de son générique, Saul Bass participera également à la conception de certaines séquences, comme celle de la légendaire scène du meurtre de la douche, dont il a intégralement dessiné le storyboard. La même année, il collabore avec Stanley Kubrick, en signant le générique de son péplum Spartacus, ainsi que le story-boarding de scènes de combats. Un an plus tard, c'est sur un autre film entré au panthéon du 7e Art qu'il travaille : West Side Story. Désormais, une affiche de film, une bande-annonce ou un générique d'ouverture signés par le maître Saul Bass, c'est s'assurer d'une carte de visite pour la postérité.

    Phase IV, un premier... Et dernier film

    En parallèle, dès 1964, il réalise des courts-métrages, dont l'un d'eux, Why Man Creates, qui mélange animation, photographies et vignettes offrant une perspective historique de la créativité à travers les âges, remporte même l'Oscar du Meilleur court en 1969. Le seul de sa carrière. En 1974, bien avant Bernard Werber et son obsession pour les fourmis, Saul Bass réalisait un premier et dernier long métrage : Phase IV. Une oeuvre étonnante et à découvrir (qui sort d'ailleurs dans une splendide édition ultra collector Blu ray 4k chez Carlotta), dans la veine du Mystère Andromède, au croisement de la SF, un zeste d'horreur et du Thriller. L'histoire d'une lutte à mort entre l'Homme et les fourmis, écrite par Mayo Simon et Michael Murphy, préfigurant la vague des films catastrophes de la seconde moitié des années 70.

    Le titre du film s'explique par sa structure narrative, divisée en quatre parties. Petite ironie, Saul Bass ne fut pas convié à réaliser l'affiche de son propre film; les producteurs lui ayant préféré un affichiste exploitant le motif de "film catastrophe avec monstres" sans rapport avec le ton global de l'œuvre : une main crispée, cernée d'une effrayante horde d'insectes semant le chaos et percée dans sa paume par une fourmi.

    Cuisant échec au Box Office, le film fut rapidement enterré par Paramount, productrice du film, en plus d'effectuer des coupes (certaines scènes présentes dans la BA ne le sont pas dans le film par exemple) et notamment la fin mythique initialement prévue par Saul Bass; un montage surréaliste et psychédélique de quatre minutes, lorgnant du côté de 2001 : l'odyssée de l'espace. Une fin originale longtemps considérée comme perdue, avant d'être retrouvée et montrée en juin 2012. En France, le film n'est même sorti que dix ans plus tard; c'est dire la distribution alors confidentielle de l'oeuvre. Suite à l'échec de son film, Saul Bass intensifie sa production en design graphique tout au long des années 1980.

    Ci-dessous, la bande-annonce de "Phase IV"...

    Une fin de carrière en apothéose

    C'est finalement Martin Scorsese qui sortira l'artiste de sa semi retraite à l'orée des années 1990. Ses génériques ne sont pas de simples étiquettes sans imagination – comme c’est le cas dans de nombreux films – ils sont bien plus, ils font partie intégrante du film en tant que tel. Quand son travail apparaît à l’écran, le film lui-même commence vraiment. Je parle au présent, car son travail et celui de sa femme Elaine parlent à chacun de nous, peu importe notre âge, peu importe notre date de naissance" expliquait le cinéaste dans l'ouvrage Saul Bass: A Life In Film & Design.

    Et de se souvenir de sa première collaboration avec le maître. "La première fois que j'ai travaillé avec lui, c’était pour Les Affranchis. J’avais une idée pour le générique, mais je n’arrivais pas à mettre les mots dessus. Quelqu’un m’a suggéré de faire appel à Saul Bass, et je me suis dit “oserons-nous ?” Après tout, il avait travaillé sur Vertigo, Psychose, Autopsie d'un meurtre, Tempête à Washington, Spartacus, L'inconnu de Las Vegas… Des films qui m’ont défini en tant que spectateur, en tant que cinéaste. Quand nous étions jeunes et que nous allions au cinéma, son travail nous excitait terriblement : comme la musique de Bernard Herrmann, il ajoutait une dimension spéciale au film. Il rendait instantanément les films… différents, à part. Saul, pour le dire simplement, était un grand réalisateur de films. Il regardait l’œuvre, et il en comprenait immédiatement le rythme, la structure, l’humeur… Il pénétrait le cœur du film, et trouvait son secret".

    Après avoir signé les génériques des Nerfs à vif et celui, splendide, du Temps de l'innocence, Saul Bass tirera sa révérence avec un générique en forme d'apothéose: celui de Casino. Sur le thème musicale de La Passion de Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, Saul Bass et sa femme Elaine ont créé une composition graphique élégante, brillante et baroque.

    Une séquence que Saul Bass décrivait ainsi : "Pensez à l'Enfer de Dante et au peintre Jérôme Bosch, adossés à la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, et vous aurez une idée de ce que nous essayons de réaliser". Le Designer et sa femme voulaient ainsi représenter visuellement l'ascension et la chute de l'âme et du corps d'Ace Rothstein, tandis que Las Vegas agit comme un purgatoire. Entre son ascension et sa chute, les flammes purificatrices laissent la place aux néons de Las Vegas, "la ville qui nous lave de tous nos péchés".

    "Dans ce générique, Elaine et Saul ont trouvé la parfaite métaphore pour l'ensemble du film, comme un tout : le Las Vegas des années 70, et la descente aux enfers de la Mafia" dira, ému, Nicholas Pileggi, scénariste du film. Une ultime et émouvante carte de visite du maître, pour la postérité. "Il n'y a rien de glamour dans ce que je fais. Je suis un travailleur. Peut-être suis-je plus chanceux que la plupart, en ce que je retire la satisfaction importante de faire un travail utile que je trouve, parfois, et d'autres que moi également, réussi". Qu'il se rassure. Son héritage n'est pas prêt de s'éteindre. So long l'artiste...

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