Mon compte
    Adèle Haenel : la lettre à son père qui explique tout

    Hier soir, Adèle Haenel s'est exprimée en direct sur Mediapart au sujet des violences sexuelles qu'elle a subis de la part du cinéaste Christophe Ruggia il y a 18 ans. Elle a notamment lu une lettre écrite à son père où elle explique sa démarche.

    Mediapart Live

    Hier soir, Mediapart a organisé une discussion en direct avec la comédienne Adèle Haenel, suite aux révélations publiées dans le journal en ligne dimanche soir au sujet des attouchements et du harcèlement qu'aurait subi l'actrice alors qu'elle était âgés de 12 à 15 ans de la part du réalisateur Christophe Ruggia, âgé quant à lui de 36 à 39 ans au moment des faits. Marine Turchi, journaliste d'investigation à Mediapart et autrice de l'article, était présente, ainsi qu'Edwy Plenel, le rédacteur en chef du site d'information et d'actualité indépendant, qui animait la conversation. 

    A la fin de la discussion, Adèle Haenel a tenu à lire une lettre bouleversante qu'elle avait adressée à son père en avril dernier, au moment où elle a pris la décision de confier son histoire à Marine Turchi et de la révéler publiquement, afin de lui expliquer sa démarche. Avant la lecture de la lettre, elle précise qu'elle en a supprimé les choses trop personnelles. 

    « Mon cher père,

    Je vais essayer de t'expliquer clairement les choses. Cette affaire remonte à dix-huit ans. Si j'ai attendu tout ce temps pour dénoncer les faits, c'est du fait d'un ensemble de choses qui rendaient longtemps la parole impossible et aujourd'hui, d'un autre ensemble de choses qui rendent la poursuite du silence insupportable.

    Ce qui rendait impossible de parler, c'est entre autres choses, le fait que Christophe était "quelqu'un de bien", qu'il avait "tellement" fait pour moi et que sans lui je ne serais "rien" ; que ce qu'aujourd'hui, je considère clairement comme de la pédophilie et du harcèlement, je me forçais à penser à l'époque que c'était de l'amour. Comment te dire ? Au fond de moi, j'ai toujours su que quelque chose clochait, que ce n'était pas de l'amour ; et quand j'allais chez lui je me sentais si sale que j'avais envie de mourir. Je le trouvais dégueulasse, mais je me sentais redevable car il faisait tellement pour moi. Lui me disait sans cesse que "nous, c'est pas pareil", que "les autres ne pourraient pas comprendre".

    Il procédait toujours de la même façon : il se collait à moi, m'embrassait et commençait à me caresser. Je me levais, il me suivait et je finissais par m'asseoir sur le repose-pieds qui était si petit qu'il ne pouvait pas venir près de moi ; car il ne voulait pas voir les choses en face, c'est à dire qu'il ne pouvait pas me mettre deux gifles et me forcer par la contrainte physique car alors, il n'aurait pas pu éviter de se voir tel qu'il est, c'est à dire un homme de quarante ans qui abuse d'un enfant de douze, treize, quatorze ans. Tu comprends ? Ce n'est pas par respect pour l'enfant que j'étais qu'il n'est pas passé à l'acte, c'est par peur de se regarder en face.

    Le silence est une immense violence.

    Je me suis sentie si sale à l'époque, j'avais tellement honte, je ne pouvais en parler à personne. Le silence n'a jamais été sans violence. Le silence est une immense violence. Tu te souviens probablement de ce moment, de la violence que j'ai traversée seule, et tu te souviens aussi probablement qu'à l'époque, j'ai coupé les ponts avec tout le monde. J'ai quitté mon agent, j'ai arrêté les castings, j'ai en moi-même abandonné l'idée du cinéma. J'ai choisi de survivre et de partir seule plutôt que de rester.

    Qui alors est venu me voir pour m'aider, "pour mon bien", "pour ma carrière" ? Toute la bienveillance de Christophe ne l'a pas trop empêché de se détourner de moi et de poursuivre son engagement politique en faveur des enfants, sa vie dans le monde du cinéma, comme si de rien n'était. Je disparaissais et avec moi disparaissait le risque d'être rattrapé un jour par cette sale histoire.

    Dommage pour lui, un jour, à la sortie d'une fête, j'ai recroisé Christel Baras, qui m'a ensuite rappelée pour le casting de Naissance des pieuvres et je suis revenue. Fragile, mais je suis revenue. A partir de ce moment-là, et en grande partie grâce à la rencontre de Céline, qui est la rencontre majeure de ma vie et de ma carrière, et aiguisée par un désir de revanche, je suis devenue une lame. Je n'ai fait que devenir plus puissante, jusqu'à devenir ce que je suis aujourd'hui. Je parle de statut social.

    Je suis puissante aujourd'hui socialement et Christophe n'a fait que s'amoindrir, mais cette inversion du rapport de force présent, en elle-même, n'est pas suffisante pour lutter contre le rapport de force imprimé depuis la jeune adolescence. Malgré cela, j'ai continué encore à avoir peur. Concrètement, ça signifie le cœur qui bat vite, les mains qui suent, les pensées qui se brouillent. Peur notamment les rares fois où j'ai été mise depuis en présence de Christophe.

    Cette inversion du rapport de force présent n'est pas suffisante pour lutter contre le rapport de force imprimé depuis la jeune adolescence.

    Pour te dire autre chose, ce que tu as vécu comme du silence pendant dix-huit ans, je l'ai traversé comme un bâillonnement entouré de beaucoup de fausses vérités arrangeantes pour tout le monde. Pour te dire par exemple, très souvent, je me suis retrouvée face à des gens, même des gens que j'aime beaucoup, qui sans que je leur parle de quoi que ce soit concernant cette histoire me disaient : « Non, mais Christophe c'est quelqu'un de bien. » Je veux dire qu'après ce que je te raconte en partie dans ce mail, tu peux te douter que « quelqu'un de bien » ne recouvre pas tout à fait le cas de Christophe.

    Je dirai encore une chose. Les dernières raisons qui m'ont fait prendre la décision de parler, ce sont : un documentaire sur Michael Jackson qui s'appelle Leaving Neverland, que je te recommande de voir, et le fait que j'ai appris par hasard qu'il relançait un casting pour un nouveau film dont les personnages centraux s'appellent Chloé et Joseph, comme dans Les Diables. C'est peut-être un détail pour toi, mais pour moi c'est énorme. Ça veut dire qu'il nie complètement mon histoire.

    Si j'en parle à Mediapart, après avoir envisagé d'autres possibilités, c'est parce que la journaliste va mener une enquête de fond. Tu sembles penser que je cherche à me faire mousser avec ces révélations ou que je cherche à ramener ma psychanalyse sur la place publique : tu es à côté de l'enjeu. Si j'en parle, ce n'est pas pour brûler Christophe, c'est pour remettre le monde dans le bon sens, lui qui est sens dessus dessous de mensonges. Si j'en parle, c'est pour que les bourreaux cessent de se pavaner et qu'ils regardent les choses en face. Si j'en parle, c'est pour que la honte change de camp. Si j'en parle, c'est pour que cette exploitation de futurs enfants, de femmes, cesse ; pour qu'il n'y ait plus la possibilité de double-discours.

    Tu me parles de pardon, mais laisse-moi te demander : quelqu'un a-t-il demandé pardon ? Pardon pour quoi ? D'ailleurs, je comprends ta décision de ne pas parler, c'est tout à fait ton droit. Je pense quant à moi que si nous faisons les choses ensemble, nous pouvons faire quelque chose de très beau qui consisterait à regarder en face notre passé, qui a bien failli me détruire et probablement nous détruire, et en faire un geste d'amour.

    Pardonner Christophe n'est pas mon souci principal. De toute façon, il n'y a que lui-même qui puisse se pardonner. Mon souci principal, c'est de vivre ma vie le plus en vie possible, avec autour de moi ma famille et des gens que j'aime, qui sont eux-mêmes les plus vivants possibles. »

    A la fin de son intervention, Adèle Haenel a ajouté que suite à cette lettre, son père avait tout à fait changé de point de vue et avait accepté de témoigner lui aussi dans l'article de Marine Turchi. 

    Retrouvez ici l'intégralité de la discussion organisée par Mediapart avec Adèle Haenel :

     

    FBwhatsapp facebook Tweet
    Sur le même sujet
    Commentaires
    Back to Top