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    L'affaire Dupont de Ligonnès dans Un homme ordinaire sur M6 : un personnage "difficile à glamouriser" pour Arnaud Ducret
    Julia Fernandez
    Julia Fernandez
    -Journaliste Séries TV
    Elevée à « La Trilogie du samedi », accro aux séries HBO, aux sitcoms et aux dramas britanniques, elle suit avec curiosité et enthousiasme l’évolution des séries françaises. Peu importe le genre et le format, tant que les fictions sortent des sentiers battus et aident la société à se raconter.

    Seconde transposition sur le petit écran de la tristement célèbre "tuerie de Nantes", "Un Homme ordinaire" s'inspire librement de la réalité en mettant en scène Arnaud Ducret dans un rôle à contre-emploi. Rencontre avec l'équipe de la série.

    Fabrice LANG / CAPA DRAMA / M6

    Après La Part du soupçon diffusé sur TF1 l'automne dernier, Un Homme ordinaire fait à nouveau le pari de proposer une fiction librement inspiré de l'affaire Dupont de Ligonnès survenue à Nantes en 2011, sous forme de thriller en quatre épisodes. Arnaud Ducret y incarne Christophe de Salin, alter-ego fictif du suspect numéro 1 de la "tuerie de Nantes", un homme bien sous tous rapports qui se volatilise peu de temps après que la police nantaise a retrouvé les cinq corps des membres de sa famille, enterrés sous la terrasse de leur jardin. Anna-Rose (Emilie Dequenne), spécialiste du dark web, va se lancer à sa poursuite, jusqu'à développer une véritable obsession pour l'enquête... Non résolu près de dix ans après les faits et son suspect principal disparu dans la nature, ce fait divers sordide passionne toujours autant le public, comme l'a prouvé le succès de l'enquête-fleuve publiée en deux parties dans le magazine Society cet été. Comment transposer un tel récit à l'écran, en jonglant avec les faits sans les trahir ni sombrer dans la fascination morbide ?

    Un rôle à contre-emploi 

    "Je ne l'ai pas abordé de la même manière qu'un personnage fictif, puisqu'il s'inspire de faits réels", raconte Arnaud Ducret, plutôt habitué aux comédies dans la veine de Parents Mode d'emploi et de Divorce Club cet été en salles. "Je me suis documenté, j'ai lu, regardé des documentaires, je me suis construit en enlevant tout ce qui était Arnaud Ducret. Pierre Aknine, le réalisateur, m'aidait à me recentrer, et j'ai essayé de comprendre pour pouvoir l'interpréter." Comprendre les motivations de cet homme, et de ce qui a pu le pousser à agir. Pour cela, l'acteur a travaillé avec une coach: "on a essayé de travailler des choses dans la gestuelle, dans la voix... Pierre me conseillait beaucoup de descendre ma voix !"

    Lorsqu'on lui a proposé le rôle, Arnaud Ducret avait vu le précédent téléfilm de Pierre Aknine, Ce soir je vais tuer l'assassin de mon fils, qu'il avait beaucoup aimé. "Après avoir lu les scénarios des deux premiers épisodes, j'ai tout de suite appelé mon agent. Il connaissait le sujet sur le bout des doigts, ce n'était pas juste une commande qu'on faisait. Et en voyant le nom d'Emilie Dequenne [au casting], je me suis dit "ok, on y va." "

    "Narcissiquement, je voulais créer l'événement", avoue Pierre Aknine. En voyant Arnaud Ducret, il est saisi par la ressemblance du comédien avec Xavier Dupont de Ligonnès. "On s'est rencontrés, et au bout de quelques secondes, j'ai eu cette intuition. Il y avait dans l'énergie d'Arnaud quelque chose de magnétique, qu'il a réussi à transformer en quelque chose de froid, de mécanique." "Ce n'est pas exactement le père de l'année", ironise le comédien face à un personnage "difficile à glamouriser", un gourou, "qui croit tout gérer, contrôler tout le monde" et auquel il a fallu donner une forme de sympathie afin de susciter une part d'adhésion du spectateur face à ses motivations.

    Narcissiquement, je voulais créer l'événement

    "Je ressors indemne du tournage, car quand je tourne, que ce soit du drame ou de la comédie, le rire me sert d'exutoire, on se marrait beaucoup entre chaque scène", se souvient Arnaud Ducret. Malgré un tournage "très lourd", comprenant de nombreuses scènes de nuit et de pénombre, le comédien s'estime chanceux qu'un tel rôle lui a été proposé. "Je ne peux pas l'excuser, mais essayer de le comprendre. C'est se dire : ah d'accord, le surendettement, la pression sociale, la pression familiale, celle de sa mère qui était très religieuse... J'essaie de comprendre comment il a pu aller jusque là. Tu ne le pardonnes absolument pas, mais comme tu vas jouer son rôle, tu t'interroges sur ses motifs." Pour Pierre Aknine, il ne s'agit pas là d'un profil de serial killer. "Il a tué une fois, c'est un mec qui est passé de l'autre côté. Mais ça a du être à l'origine un père aimant." Pour Anne Badel, scénariste et psychologue, qui a beaucoup étudié le profil et le clivage de la personnalité "quasi-pathologique" de Xavier Dupont de Ligonnès, "c'est quelqu'un de complexe, qui avait une bonne image, qui aimait ses enfants. Ça défie la raison.

    S'emparer de la réalité

    Comment écrire une fiction inspiré d'un fait divers non résolu, et pour lequel il n'y a pas encore eu de prescription ? Pierre Aknine revendique le droit de s'en emparer : "Il n'est pas résolu certes, mais c'est un fait divers important, qui dure depuis presque dix ans. Ce qui nous intéressait avec ma co-scénariste, c'était de traiter comment un homme ordinaire pouvait passer d'un état ordinaire à un état extraordinaire, c'est-à-dire devenir le meurtrier d'une famille. Comprendre comment cet homme pouvait passer à l'acte."

    Pour élaborer le scénario d'Un Homme ordinaire, les deux co-auteurs ont procédé en deux étapes. Une première et longue phase de documentation, de rencontres, "presque un travail journalistique d'accumulation des événements", raconte Anne Badel, avant que se dessine véritablement l'histoire en faisant "un pas de côté", par respect pour les personnes et les faits. "Ensuite, nous partions chaque fois d'un élément de réalité, mais en le transformant pour se donner l'impression d'être dans une pure fiction. Ce travail d'imprégnation nous a permis de nous approprier ces personnages, et de pouvoir être dans le prolongement de ce qu'on pouvait imaginer, entre réalité et vérité. "Y compris pour le personnage d'Emilie Dequenne, qui contrairement à ce qu'on peut penser est aussi un élément de la réalité. Leur rencontre avec Christophe de Salin est un déclic pour ce personnage défini comme "obsessionnel et borderline" par les créateurs de la série. "Elle rencontre le mec, et il vit à côté de chez elle ! C'est le fatum. Symboliquement, on s'en sert comme plan d'entrée dans le récit, même si ça ne correspond pas à la réalité", précise Pierre Aknine. "Ça nous aide à comprendre la protagoniste que joue Emilie, qui est très ambiguë et obsédée par cette histoire. Est-ce que c'est son obsession qui l'a aidée à résoudre cette enquête ou pas", ajoute Arnaud Ducret.

    Qu'apporte la fiction sur le documentaire sur De Ligonnès ? L'enquête étant toujours ouverte, il peut sembler délicat pour les créateurs d'une oeuvre d'asséner une vérité. "C'est la primeur de faire des films, ça laisse une liberté et ça donne un contexte. Les personnages ont de la chair", souligne le réalisateur. "Par rapport à l'énigme, c'est d'autant plus précieux quand on est face à quelque chose d'incompréhensible, une énigme totale, là la fiction a vraiment toute sa part à jouer", renchérit Anne Badel. "On espère qu'à l'issue des quatre épisodes vous allez vraiment accéder à une forme de compréhension. Et ça, un documentaire ne peut pas le communiquer, et reste à distance."

    Faire un pas de côté

    Mais jusqu’où aller quand on flirte avec le réel ? Y a-t-il des limites à ne pas franchir ? "Pas de limites", assène le réalisateur. "La limite de ce qu'on écrit est ce qui nous semble vraisemblable ou non dans notre fiction. On connaît ce personnage à travers la police, les journalistes, des gens qui l'avaient côtoyé, et on s'en fait une idée personnelle. On s'est emparés des personnages, mais ça reste une fiction avant tout." Sarah Aknine, productrice, précise : "Juridiquement c'est complexe. On s'inspire tout en tentant d'être relativement respectueux, en décalant plein de petites choses qui ne sont pas préjudiciables pour les personnages, car souvent ce sont les petits détails qui heurtent." La fiction demande "une certaine prudence"; à ce titre, le générique d'ouverture de la série compore des cartons d'avertissement précisant que les noms des personnages ont été modifiés par respect des contraintes judiciaires. "Seul le principal concerné pourrait nous attaquer pour diffamation, sa famille ne peut pas le faire", précise-t-elle. "Par contre, du fait que la présomption d'innocence soit prise en compte, la fiction est moins dommageable que le documentaire; d'où les pas de côtés que nous avons fait pour préserver la famille."

    Par rapport à l'énigme, c'est d'autant plus précieux quand on est face à quelque chose d'incompréhensible, une énigme totale, là la fiction a vraiment toute sa part à jouer

    A la question de savoir si la production a eu des soucis avec la famille de Ligonnès suite à l'annonce de la diffusion de la série sur M6, la productrice s'amuse : "Pas encore, mais ça ne saurait tarder !" "Ce n'est pas un film (sic) à charge. On essaie de comprendre cette réalité, mais on accuse personne, et tout ce qu'on y dit, tout le monde le sait", répond Pierre Aknine. "Mais il y a cette fameuse donnée de présomption d'innocence, et c'est une affaire qui n'est pas jugée. On est obligés de prendre une certaine distance. La mise en place des crimes ne laisse pas trop de doutes sur le fait que ce soit lui, tout en ayant aucune preuve directe; car dans la réalité il n'y en a pas. Pas d'arme, pas d'empreinte... C'est pour ça qu'on essaie de s'en décaler par moments, par l'interprétation qu'on en a, et sur notre fantasme, et ce doute qui reste et qu'on met en scène dans le dernier épisode. Est-ce qu'on va le retrouver ou pas ?"

    Quand la réalité dépasse la fiction

    La série prend le parti de proposer une issue à cette affaire; mais qu'en est-il de l'avis des créateurs sur le sort du suspect numéro 1 ? "Il n'y a pas d'intime conviction. Il y a encore un flic qui est sur le coup, histoire de ne pas lâcher l'affaire, et ils sont à 50/50. Moi j'ai une conviction, qui est l'objet de la fin de la série. La dernière partie est une hypothèse", conclut Pierre Aknine. "Mort ou vivant, dans les deux cas, il a réussi sa disparition. Il en a fait un chef-d'oeuvre. C'est une star médiatique !"

    Comment de pas tomber dans la glamourisation, la fascination malsaine, au vu de l'emballement médiatique autour de l'affaire du quintuple meurtre de la famille nantaise ? "On s'est posés la question di point de vue. Et c'est là que le personnage d'Anna Rose intervient", justifie Sarah Aknine. "Au début, entrer dans la tête du personnage faisait partie des options possibles, et dérouler ensuite tout ce qui s'était passé." Mais la tâche s'est vite avérée impossible pour les scénaristes, devant la noirceur du protagoniste principal et le risque de confusion du spectateur sur les intentions de la série. "On a fait le choix de partir de l'extérieur, et petit à petit, par touches, on se rapprochait du centre du personnage, un peu comme un tableau impressioniste. Ce qui est aussi la démarche d'Anna-Rose", poursuit Anne Badel.

    Mort ou vivant, dans les deux cas, il a réussi sa disparition. Il en a fait un chef-d'oeuvre. C'est une star médiatique !

    La réalité dépasse bien souvent la fiction,  et la question du timing s'est posée pour la production d'Un Homme ordniaire lorsque l'affaire Dupont de Ligonnès a connu un rebondissement en octobre 2019 (un homme suspecté d'être lui a été arrêté à l'aéroport de Glasgow, ndlr). "Il y en a eu un premier où on a cru le retrouver dans un monastère dans le sud, et on était déjà en écriture, en novembre 2018." Puis le vendredi 8 octobre, l'annonce de l'arrestation est tombée. "Nous venions de terminer le mixage de la série. Heureusement que ce n'était pas lui, parce qu'on était morts !" s'exclame le réalisateur. Arnaud Ducret, quant à lui, ne cache pas sa vive réaction au moment de la sortie du scoop. "Pierre me l'a appris au téléphone le soir alors que je m'apprêtais à dîner... J'étais au quatrième sous-sol. Dégoûté. Evidemment, par respect pour la famille, il faut résoudre cette histoire. Ça va être dur de se relever de ça pour eux. Mais je me suis dit à ce moment-là que la réalité était tellement plus forte que la fiction. J'ai pensé "on est morts ! Un mois sur BFM en boucle et c'est réglé, plus personne ne s'intéressera à notre série, il sera là, livré sur un plateau !" Il s'avère que ce n'était pas lui, et très égoïstement, j'avoue que ça m'a soulagé." Il en fallait peu au comédien pour lui donner des idées de sketchs pour son prochain one-man show fin 2020. 

    Un Homme ordinaire épisodes 1 et 2, ce soir à 21h sur M6 :

     Propos recueillis le 12 septembre 2019 à La Rochelle et le 5 novembre 2019 à Paris

     

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