Un constat alarmant peut-être émis avant toute chose. Comment Scorsese peut-il en être réduit à se tourner vers une chaîne de télévision pour produire un de ces films? Les studios hollywoodiens sont-ils timorés au point de refuser à ce réalisateur une grosse enveloppe ? Ce fut apparemment le cas : dans cette optique, difficile d’accabler et Netflix (confier 150 dollars et une totale liberté artistique à un réalisateur se doit d’être loué) et Scorsese (quand on est réalisateur et qu’on t’offres tout cela, tu dis oui). La couardise des grands studios est d’autant plus curieuse que Scorsese a connu des succès récents (pas ‘’Silence’’ ok, mais ‘’Le loup de Wall Street’’ fut son plus grand succès). Et s’il est difficile de savoir si ‘’The Irishman’’ aurait marché (3h 30, c’est long), il faut reconnaître que ce nouveau Scorsese a reçu louanges, flatteries et (peut-être) récompenses (on verra aux Oscars…).
Le film narre le parcours de Frank Sheeran (Robert De Niro). D’abord chauffeur de camion, Frank va se mettre au service de la mafia italienne, et plus particulièrement de Russel Bufalino (Joe Pesci) et d’un puissant patron d’un syndicat Jimmy Hoffa (Al Pacino). Le film s’étend sur une cinquantaine d’années.
Il faut peut-être calmer le jeu. On entend partout que ce film est génial, que c’est le retour de Scorsese à son meilleur niveau (récemment, Scorsese était plutôt dans une mauvaise passe : ‘’Le loup de Wall Street’’ était excellent, pour le reste...). Non, ce film n’est pas la grande œuvre qui va définitivement consacrer Netflix comme créateur de chef-d’oeuvre. ‘’The Irishman’’ s’il dispose d’évidentes qualités (que nous verrons plus tard) est par ailleurs rongé par des défauts tout aussi visibles. Trois points notamment desservent grandement le potentiel du film. Le film a été critiqué pour son usage du rajeunissement numérique. Si on peut critiquer le potentiel (plusieurs fois, on a l’impression de voir des papys se mouvoir alors que le spectateur est sensé se trouver devant des hommes de 40 ou 50 ans)., ce n’est esthétiquement pas la pire chose proposée par le film. Car voulant à tout prix créer un personnage, Scorsese a conféré à Frank Sheeran des yeux bleus. Choix étrange. d’une part, l’artifice saute aux yeux du spectateur qui sait bien que De Niro n’a pas les yeux de cette couleur. Par conséquent, ce détail ultra visible pourra distraire le spectateur et parfois le faire décrocher. Dé’autre part ce choix est d’autant plus incongru, que, d’un plan à l’autre, la couleur semble changer. Tantôt, De Niro a d’intenses yeux bleus, tantôt il les a d’un bleu plus discret (voire pas bleu du tout). Comme si l’acteur avait oublié d’une scène à l’autre de mettre ses lentilles. Ce détail qui fait tâche fait presque oublier le peu d’expression de De Niro dans le film (le rajeunissement numérique sur le papier est capable de rendre les traits de la jeunesse certes, mais la diversité des expressions et émotions est encore à améliorer). Ce choix est d’autant plus surprenant que Scorsese, vieux briscard du cinéma a toujours refusé, et même snobé les effets de mode (ahhhhhhh ! Le pétage de câble qu’il a provoqué en s’attaquant au MCU!). Plus généralement, l’utilisation de cette technologie n’est-elle pas tout bonnement symptomatique de la médiocrité de la majorité des acteurs actuels ? Rajeunir les acteurs relevait-il d’une volonté d’éviter de prendre des acteurs plus jeunes ou d’une sincère envie d’utiliser cette technologie ? Une chose est certaine : si, sur du court terme, cette technologie peut faire pousser au spectateur un waouh de surprise, sur du long terme, elle pourra incarner ce laxisme des studios trop effrayés de choquer le public en faisant jouer un personnage par deux acteurs. Il est vrai qu’on ne saurait incriminer seulement les studios, les spectateurs parfois un peu trop excessifs peuvent aussi être incriminés (comme ce fut le cas avec le bashing d’Alden Ehrenreich qui a eu lieu avant même que ‘’Solo’’ ne soit sorti). Toujours est-il que les faits sont là : un acteur légendaire dans un rôle légendaire peut très bien céder sa place à un autre acteur. Les exemples au cinéma sont légions. Le meilleur exemple (proche de ‘’The Irishman’’ par bien des aspects) est sans aucun doute ‘’Le Parrain II’’ : avoir un De Niro (oscarisé pour ce rôle) pour incarner un Don Vito Corleone (joué par Brando dans ‘’Le Parrain’’, oscarisé pour ce rôle) fut une éclatante réussite. Malheureusement, ce pépin esthétique n’est pas le seul bémol que l’on peut émettre à l’encontre de cet ‘’Irishman’’. Il y a d’abord la durée : 3h 30. un film peut durer aussi longtemps que nécessaire, pourvu que cette durée raconte quelque chose, apporte quelque chose. Et force est d’admettre que le film, aussi riche soit-il, comporte de dispensables longueurs. La 1 ère heure dans l’obligation de poser trois temporalités différentes et un contexte très touffu a du mal à décoller et à trouver sa voie. Il faut attendre l’apparition d’ Al Pacino pour que le film gagne en souffle et en rythme. Avant cela, le film raconte peu de choses (et ces choses n’ont rien d’enthousiasmant…).
Les séquences où De Niro et Pesci conduisent une voiture sans que l’on en connaisse la destination s’étirent et s’étirent encore. Des scènes ou des dialogues s’attardent sur des protagonistes qui n’auront aucun impact sur l’histoire ou n’apparaîtront quasiment plus jamais dans le reste du film (comme les femmes de Frank et de Russel présentées dans la voiture ou encore ce gâchis d’Harvey Keitel, dont le personnage n’a aucune scène marquante)
. Autre facteur qui peut expliquer l’ennui, c’est une certaine lassitude de voir ce film s’enfermer dans le déjà-vu. Plusieurs scènes semblent être des copier coller de précédents films de Scorsese (ou même Coppola, De Palma). Bien sûr, il semble logique qu’un artiste (surtout âgé) une fois son style posé et établi ne cesse de bâtir une œuvre autour de ce style. Mais le risque pour le réalisateur est de se laisser piéger par son style et de se répéter sans jamais apporter quelque chose de neuf. Récemment, on a eu des exemples de maturité avec Almodovar et Tarantino, qui ont su, sans se trahir ou se renier, se renouveler avec des œuvres très subtiles (‘’Douleur et gloire’’ pour l’un, ‘’Once upon a time in Hollywood’’ pour l’autre). Et Scorsese ? Si ce dernier n’est pas l’as du renouvellement (était-il obligé par exemple de venir titiller de grands films comme ‘’Cape Fear’’ ou ‘’Infernal Affairs’’ qui n’avaient rien demandé en réalisant de piteux remakes?), il a tenté de se diversifier en sortant du film de mafieux. En y revenant avec ‘’The Irishman’’, Scorse renoue avec ses premiers amours. Et renoue avec des choses que l’on a vu mille fois (eeencore la mafia italienne…). A ce titre, ‘’The Irishman’’ n’est pas le grand film de mafia de 2019 : le grand Bellochio remporte la mise avec ‘’Le traître’’.
Et malgré tout cela, il serait injuste de se borner à tous ces points négatifs. Des redites, il y en a, mais il y a aussi des innovations, des originalités. ‘’The Irishman’’ n’est pas en définitif une redite du cinéma de Scorsese. Mais avant tout, il faut pointer un élément inévitable : on a De Niro, Pacino et Joe Pesci dans le même film. Dans un film de Scorsese, qui plus est. Et forcément, l’impression de se voir rejouer sous nos yeux le temps d’un film une époque. Celle du Nouvel Hollywood où les réalisateurs étaient les maîtres et ne rencontraient pas les problèmes actuels (Scorsese dans les années 70 aurait il cru un jour qu’il ne trouverait plus de financement pour tourner ses films?). Une époque qui ne risque pas de refaire surface tant que la suprématie de Disney ne s’effondrera pas. Une époque qui meurt sous nos yeux, quand on voit les rides des trois acteurs. Une époque dont le chant du cygne est précisément ‘’The Irishman’’. Le film gagne en beauté quand il évoque le temps et ses effets. Scorsese n’a jamais été aussi intimiste dans sa façon de s’approcher de ses protagonistes. Auront nous l’occasion de revoir tous ces acteurs ensembles ? Auront nous l’occasion de revoir ces mêmes acteurs entre les mains expertes de Martin ? Auront nous l’occasion de revoir De Niro et Pacino en pyjama ? Si il y a du déjà-vu, il faut admettre que Scorsese a toujours le sens de la scène (en 3h 30, c’est heureux). Le temps justement est omniprésent dans le film :
De Niro jette un flingue dans l’eau, deux flingues, trois flingues… recouvrant entièrement le fond aquatique d’armes
. Parfait pour comprendre l’implantation mafieuse sur un temps long dans cet espace. Un temps qui broie tout : ‘’The Irishman’’, c’est ceci : un film sur les illusions perdus.
Un film où les gangsters finissent par chuter, rongés par les ravages du temps. L’horreur du film : c’est l’alternative proposé par Scorsese
. La mort ? La vieillesse ? Tout cela revient au même. C’est toujours ce qu’a dénoncé Scorsese : pourquoi toujours cherché l’enrichissement là ou le futur est le même pour tous ? Mais cette fois-ci, Scorsese se lance dans cette thèse avec un nouveau type de personnage : Frank Sheeran. Sheeran n’est pas comme la majorité des héros scorsesiens. Des anti-héros comme Travis de ‘’Taxi driver’’ ou Henry de ‘’Les affranchis’’ sont des rebelles, des marginaux qui préfèrent une vie de violence qu’une vie ‘’normale’’. Mais Scorsese a su varier les figures humaines de son œuvre. Le meilleur exemple de contre-pied est sans doute Newland Archer, héros du magnifique ‘’Le temps de l’innocence’’ (1993). Tiraillé entre deux femmes, Archer ne se rebelle jamais et accepte les conventions de la société qui l’entoure. La surprise de ‘’The Irishman’’, c’est bien ce Frank Sheeran, à mille lieux des gangsters traditionnels du film de mafieux. Sheeran est un porte-flingue : il tue, tue et retue encore. Il fait ce qu’on lui dit de faire, sans se poser de question. Ce qui est fascinant avec le film, c’est de suivre un homme complètement passif qui ne fait qu’obéir aux ordres. Ainsi, le personnage est indissociable de ses deux mentors, Russel et Jimmy qui, eux, prennent des décisions. Cet absence de libre-arbitre renforce l’ambiguïté de Frank qui à la limite ne semble pas vivre. Tout le film, Frank obéit, sans s’interroger sur ses actions.
Cet homme mécanique s’il semble faire preuve d’humanité en essayant de sauver Jimmy finit par le tuer quand Russel le lui ordonne. Mais surtout, Frank n’évolue pas en 3h 30. La fin du film absolument glaçante ne dit rien d’autre : Frank tue Jimmy, le temps d’une scène où Frank n’hésite pas, où ce dernier fait preuve d’un terrible professionnalisme. Et le remord ? Rien. Frank dit ne rien ressentir quand un prêtre lui demande s’il regrette ce qu’il a fait. La froideur de Frank explique le détachement total du protagoniste avec ses enfants
. Il y a du Melville dans ce Frank, qui, par moment, agit comme un automate.
Un automate, qui, le temps d’une courte scène, pendant la Seconde Guerre mondiale abat froidement deux ennemis
. Ce qui frappe dans cette courte séquence, c’est à quel point le rajeunissement numérique rend particulièrement lisse le visage de De Niro. Mais est-ce vraiment une calamité ? Le rajeunissement numérique ne devient-il pas un atout renforçant le caractère monolithique et absolument sans personnalité de Frank ? Un nouveau contre-pied est à relever : rendre De Niro fantomatique, presque fade.
Plus rien à voir avoir Sam de ‘’Casino’’ qui a tout perdu. Frank lui n’a pas tout perdu en vieillissant puisqu’il n’a jamais rien gagné lorsqu’il été jeune
.
Derrière lui, il y avait Jimmy Hoffa, l’homme qui aurait pu être le personnage principal du film. Un homme qui avait semble t-il une personnalité bien plus prononcée que Frank
. Et c’est la force de cette œuvre : voir des personnages (comme Jimmy ou Russel), une époque, un pays et ses mutations via le prisme d’un interlocuteur statique et immobile : Frank Sheeran.
Loin d’être le chef d’oeuvre annoncé, ‘’The Irishman’’ est blindé de défauts. Long, un peu banal par moment et composé de yeux bleus étranges, ce film est néanmoins chargé d’une émotion sincère et véritable. De là à dire que Scorsese a tenté de faire son ‘’Il était une fois en Amérique’’, il n’y a qu’un pas. Tout cinéphile sera probablement ému de voir ce triste spectacle : la déchéance d’une époque, de ses acteurs. Ce sentiment de décrépitude a certes toujours été présent dans la filmographie du réalisateur. Mais il la pousse ici jusqu’à l’extrême
en fermant toute porte de sortie à ses personnages
. La mort ou la vieillesse sont toutes les deux des naufrages.