Fresque exceptionnelle dans sa reconstitution, Le Guépard cherche tout d'abord, comme s'il elle s'inclinait modestement devant l'Histoire, à restituer la beauté du faste de la noblesse sicilienne au sortir d'un rattachement à l'Italie qui la verra se diluer petit à petit dans un gouvernement constitutionnel qui éclatera l'ordre ancien. Avec toute la sobriété nécessaire, Visconti sondait, comme s'insinuant dans les galeries d'un musée pour s'arrêter en contempler les tableaux, toute la majesté de ses décors (la scène du bal est phénoménale), y incrustant ses personnages par des plans d'ensemble qui captent à chaque instant les échanges et les déplacements. Jamais je n'avais vu filmé avec une telle évidence un morceau d'Histoire, parce qu'on préfère lui offrir la préséance en le laissant s'étaler pleinement sans le circonscrire esthétiquement à un cercle de quelques personnages et à une histoire particulière qui arracheraient sa souveraineté au contexte. Techniquement aussi distant et enveloppant que la marche du Temps, Le Guépard possède une force, une pureté, une évidence qui rend sa beauté encore plus désirable. Le luxe et l'harmonie, en effet, semblent n'y appartenir ni à une noblesse inconsciente de sa décadence et de sa fin imminente, ni à une bourgeoisie montrée comme grossière, fruste et importune. On semble alors figé, avant que la transition entre les deux mondes ne s'opère, dans un éphémère instant où les uns vont disparaître et où l'imminence de leur disparation rend leurs atouts plus désirables encore. Seuls, pour figurer la marche du Monde, demeurent Delon et Cardinale, qui forment ici un couple incandescent à qui tout appartient. Le premier est un aristocrate cynique qui comprend le compromis à faire pour garder sa place, quitte à s'acoquiner avec des gens de plus basse extraction. La seconde est fille d'un riche roturier, et découvre avec nous le faste de cette époque révolue. Un autre personnage, bien sûr, prend aussi acte de ce bouleversement à venir ; celui du patriarche Fabrizio Salina, sorte de préfiguration du Parrain de Francis Ford Coppola. Lucide, celui-ci voit venir la mort de sa caste, et conscient de cette dure loi que Visconti rappelle avec tant d'à-propos selon laquelle la marche de l'Histoire oblige à faire des choix (car même se mettre en retrait en est un), il consentira au mariage de son neveu (Delon) pour lui assurer un avenir à défaut de préserver le mirage d'une lignée de haut rang. Vecteur de toute la mélancolie du film, qui ira grandissant, le personnage joué par l'immense Burt Lancaster finira étouffé par la mise en retrait que lui imposeront des événements contre lesquels on ne peut pas lutter. Curieux, mais surtout dépassé malgré la noblesse avec laquelle il accepte sa condition, le personnage parait recouvrer sur le tard une lucidité neuve. Comme s'il réalisait ce que, perdu dans des certitudes séculaires, il avait logiquement oublié : le Monde aura beau renaître, nous, nous devrons tous mourir. Élégiaque, et de la profondeur vertigineuse des chef-d’œuvres.