Pour son premier film, Emmanuel Gras fait très fort. Il réussit là où des décennies d'hégémonie Disney ont échoué : faire exister des animaux pour ce qu'ils sont, préserver cette étrangeté fondamentale qui marque leurs différences irréductibles d'avec l'espèce humaine et suscite de ce fait tant de fascination.
Si un navet comme Félins, sorti récemment, se noie dans la banalité (et dans l'indifférence totale du public), malgré la perfection technique de ses images, c'est parce qu'il cherche, comme mille autres productions du même type, à cultiver des illusions d'anthropomorphisme, pensant ainsi favoriser l'identification du public.
Cette fichue identification, mot d'ordre des productions des industries de masse (contraintes d'adapter à la chaîne des films de super-héros, pensant toucher là un modèle universel transcendant les cultures), ne produit que des films vides, lisses, sans âme, car sans aspérité, sans rien qui puisse susciter l'étonnement, l'inquiétude naturelle d'avoir en face de soi quelque chose qui résiste précisément à l'identification, quelque chose d'autre.
Pourtant, les producteurs devraient en prendre note : injectez un peu d'altérité dans les films, ne serait-ce qu'un tout petit peu, et vous obtenez souvent un grand succès populaire. Parce que les spectateurs ne sont pas idiots : ils voient bien qu'alors, quelque chose se passe, quelque chose de nouveau, et peut être parfois, osons le mot, "d'authentique". Bienvenue chez les Ch'tis, Intouchables, ne parlent-ils pas d'autre chose, finalement, que d'un choc des cultures? Et pour facile, simplistes que ces films puissent être, ils ont au moins pour ambition de chercher à dire quelque chose de la relation à l'autre, quelque chose qui mette en scène d'autres valeurs que celles du stupide narcissisme qui prévaut au culte de l'identification.
Il était temps que les films animaliers suivent ce modèle. Montrer les animaux comme une espèce différente, comme un territoire étranger. Faire une anthropologie des vaches, en refusant tout raccourci facile avec l'espèce humaine. Bovines y parvient brillamment : chaque image semble vue pour la première fois. Le talent du réalisateur (car il en faut beaucoup pour parvenir à cela) est de mettre sa science du cadrage, de la photo, de la lumière (magnifiques plans de vaches broutant dans la brume, flirtant avec le fantastique), au service de scènes a priori banales.
Nous apprendre à voir d'un œil neuf ce qui a été vu 100 fois, n'est-ce pas la marque des grands films? Le public ne s'y est en tout cas pas trompé qui a réservé un accueil spectaculaire à ce film, sorti dans un tout petit nombre de salles. Souhaitons que d'autres films suivent cette voie!