L'art de Jim Jarmusch n'est pas accessible au premier péquenaud venu. L'atmosphère privilégiée à l'histoire, l'instant capté plutôt que le tout, et bien sûr ce magnétisme qui prend son temps à envoûter le spectateur : moi-même avant de devenir fan à mon tour il m'a fallu passer au travers de 3 films avant d'en venir à la consécration avec Dead Man. Et bien que Only Lovers Left Alive s'inscrit dans une lignée plus accessible, il en demeure l'air de rien une pièce à la fois très représentative du style du réalisateur ainsi qu'un film à part dans sa carrière.
Le spleen qui parcourt le long-métrage se fait ressentir dès le générique, les étoiles tournant, le vinyle jouant, et Adam et Ève allongés, le premier sur son canapé, la seconde dans son lit. Une connexion se forme entre les deux et dès lors le spectateur comprend le lien indicible qui s'opère entre les deux amants. La retrouvaille d'un amour contraste la perte d'un monde qu'ils ne reconnaissent plus, et la question de l'immortalité ne tarde pas à surgir.
Cette relecture du mythe du vampire à travers cette thématique est la première grande qualité du film : à une époque où les films de vampires se contentent soit d'être des calques éhontés du Dracula de Coppola ou de Entretien avec un Vampire, soit des produits fades à vocation adolescente, voir un tel vent de fraîcheur dans le milieu nous rappelle à qui on a affaire. Jim Jarmusch est un véritable auteur, et si parfois Only Lovers Left Alive semble dissertatif plus que démonstratif, sa cohérence entre l'univers, les thèmes et la patte de son cinéaste donne le vertige et ça suffit à m'emporter.
Car le temps qui passe est irrémédiable, et en plusieurs siècles d'existence Adam et Ève ont occupé leurs journées à s'instruire, et le regard cynique porté envers ceux qui n'ont pas la chance de pouvoir autant prendre leur temps rejoint le thème qui guide la filmographie de Jim Jarmusch : le mal du pays, voire ici le mal du monde, le désir de s'évader et dont les seules échappatoires sont factices plus que pratiques. En ces termes la musique occupe une place prépondérante dans la vie du couple, Adam étant compositeur et Ève inlassable supportrice de ses projet car c'est la seule chose de sensée qu'ils leur restent, la musique psychédélique étant dépeinte comme une drogue dans des scènes planantes.
L'absence de fil conducteur entre les différentes péripéties apporte un artifice original et bienvenu. Les élans fantastiques du film (vampires, zombies, ...) sont toujours rattachés à un réalisme presque naturaliste dans la manière de concevoir un couple, les tracas quotidiens, les problèmes familiaux et relationnels, on est à la fois convaincu de leur humanité et pourtant des éléments nous en éloignent toujours, cet interstice dans lequel le spectateur est plongé étant une bonne occasion de poser la question de l'humain et des émotions qui nous guident, l'amour en figure de proue.
S'il se perd un peu dans son dernier acte à cause de péripéties un peu plus annexes et moins intéressantes, Only Lovers Left Alive est aussi poétique que son nom et est l'un des points d'orgue de la filmographie du génial Jim Jarmusch, à mi-chemin entre la comédie de mœurs et le commentaire sur notre société actuelle ainsi qu'une relecture pertinente et passionnante du mythe du vampire. Son atmosphère magnétique envoûtante et son indéniable réussite esthétique en font un spectacle remarquable et d'une justesse de ton impeccable, jamais trop intime ni pas assez, parfois un peu abrupt mais toujours saisissant et profondément empathique, et surtout d'une richesse qui mérite bien quelques replongées au sein de l'immortel et du spleen.