Injustement oublié aujourd’hui, ‘Le sixième sens’ constitue la première tentative de faire vivre à l’écran les personnages inventés par l’écrivain Thomas Harris : Jack Crawford, Will Graham et, bien évidemment, le bon docteur Hannibal Lecter (ici bizarrement rebaptisé Lecktor). La raison de cet anonymat contemporain tient sans doute, bêtement, à son titre français peu évocateur, qu’on associe plus volontiers au Thriller fantastique qui lança la carrière de M. Night Shyamalan. A l’époque, la production avait refusé d’utiliser le titre original du roman de Harris, ‘Dragon rouge’ (pourtant repris dans le remake de 2002) par superstition, un film dont le titre comportait le mot ‘Dragon’ ayant fait un flop l’année précédente, et par crainte qu’il n’évoque un banal film de kung-fu aux oreilles du profane.. Bon gré mal gré, Michael Mann s’adapta à la nouvelle donne et, reprenant les choses là où il les avait laissées pour ‘La forteresse noire’, y développe et approfondit les motifs et les thèmes qui allaient devenir sa signature personnelle. Cette esthétique austère, froide et clinique, ces couchers de soleil sanguinolents comme en contraste, et cette ambiance qui oscille entre contemplation et mélancolie grâce à l’usage appuyé des nappes de synthétiseur, allaient définir pour de bon une certaine esthétique propre au polar des années 80. Forcément, le résultat est très ancré dans une décennie qui renvoie aujourd’hui une aura assez vintage...mais, peut-être précisément pour cette raison, il s’avère plus marquant que la version de Brett Ratner en 2002, depuis longtemps enterrée dans la fosse commune des polars oubliables et oubliés. Inversément, ‘Le sixième sens’ joua sa part dans le renversement des figures du limier et de sa proie qui allait progressivement s’imposer à partir de là. La dualité des deux jouteurs se trouble, on n’est plus dans le cas de figure du héros qui combat le mal absolu : Graham et Le Dragon Rouge sont tous deux des figures obsessionnelles, tout en rituels à la précision extrême : c’est leur empathie et non leurs méthodes qui les différencient. L’assassin n’est plus un croque-mitaine effrayant qui porte le mal sur son visage mais une créature brisée, dont on devine les failles profondes et qui tente même, par certains aspects, de lutter contre sa nature. Cette approche n’était pas inédite - ‘Maniac’ l’avait déjà poussé à son paroxysme quelques années plus tôt - mais elle allait elle aussi contribuer à modifier durablement la représentation du tueur en série au cinéma, qui n’est plus seulement un monstre qu’il faut détruire mais aussi un monstre qu’il faut comprendre au préalable. L’unique erreur de Mann fut de s’éloigner de la conclusion du roman et de louper de la sorte le climax qu on retrouverait dans l’adaptation suivante. Le choix des acteurs joue aussi un rôle dans la relative désaffection dont souffre cette version. Pourtant, ils sont bons, là n’est pas la question : Will Graham, joué en mode pré-Experts par William Petersen, est une figure attachante, et Brian Cox livre un Hannibal Lecter un peu trop brut-de-décoffrage mais dont la perversion est déjà plus que suggérée. Le coup de génie de Jonathan Demme, six ans plus tard, serait de confier le même rôle à Anthony Hopkins qui, avec son ton doucereux et son attitude matoise, ferait entrer le personnage et toute la franchise, y compris ses adaptations les moins convaincantes, dans la légende.