Une fois n’est pas coutume, le héros américain ordinaire du dernier film de Clint Eastwood est un drôle de héros. Américain et ordinaire, absolument mais héroïque, vraiment, ce type qui profite de son statut insoupçonnable - un vieil homme blanc propre sur lui - pour convoyer de la drogue à travers le pays ? Reste que pour tout un faisceau de raisons, on éprouve quand même de la sympathie et de la compréhension pour ce vieux barbon, inspiré d’un modèle véritable, que l’essor du commerce en ligne a acculé à la faillite, qui rêve secrètement de renouer avec une famille qu’il a négligé du temps où il parcourait le pays pour participer à des concours floraux, et qui, moitié par candeur, moitié parce que l’argent reste le meilleur moyen de panser toutes les blessures aux Etats-unis, commence à convoyer de la drogue pour le compte d’un cartel mexicain. On n’a pas envie que le FBI le serre et pourtant, on sait que ça ne peut manquer d’arriver. Alors qu’il approchait déjà les 90 ans à l’époque, devant et derrière la caméra, Clint Eastwood n’en continuait pas moins de cartographier l’Amérique, ses routes et ses paysages évidemment, vu la nature du projet, mais aussi ses démons et ses névroses, comme cette obsession du travail et de la réussite matérielle qui dévore tout ou le désarroi amusé d’un vieil homme, qui pourrait être le cousin du Walt Kowalski de ‘Gran Torino’ et qui peine à reconnaître “son” Amérique, culturellement, économiquement, ethniquement : un brave type qui ne pige rien à Internet ou aux textos, n’hésite jamais à s’arrêter sur le bord de la route pour aider une famille à changer un pneu mais peine à comprendre que ‘Nègre’ soit devenu un terme problématique. C’est toute la complexité de films de Eastwood, qui ne se sont jamais limités à aboyer avec les pires spécimens de la Droite américaine. Comment reprocher son libertarisme à un homme qui n’est obligé de recourir à l’illégalité que parce que parce que tout un faisceau de causes ont eu raison de son indépendance et de sa maîtrise de son propre destin ? Comment concilier les derniers sursauts hédonistes d’un vieillard avec son prêche sur les valeurs familiales à l’agent chargé de l’arrêter ? Comment s’indigner de ces caricatures de Mexicains (tatoués et méchants comme des teignes, ou bien portant costard blanc, fédora et fusil plaqué or) quand on passe en revue la filmographie antérieure de Eastwood ? A sa manière, ‘La mule’ est aussi ambivalent que ‘American sniper’, passéiste et un brin réac mais en toute connaissance de cause, reflet sans doute fidèle des convictions de son réalisateur, ce qui vaudra toujours mieux qu’un rafistolage Woke hypocrite de dernière minute. D’ici quelques années, le classicisme de Eastwood, la franchise de sa vision, la précision et les paradoxes des portraits humains qu’il dressait, me manqueront décidément beaucoup.