Réalisé en 1930 par Raoul Walsh, La piste des géants marque l’histoire du septième art de son empreinte pour le premier grand rôle qu’il attribue à celui qui deviendra quelques années plus tard l’une des plus grandes légendes du cinéma américain : John Wayne, alors âgé de 23 ans seulement.
L’arrivée du cinéma parlant à partir de la fin des années 1920 a apporté un frein à la réalisation des westerns, un genre qui en est encore à ses balbutiements, consacré pour la première fois en 1924 avec La Caravane vers l’Ouest, premier grand western épique. Néanmoins, Raoul Walsh, connu depuis sa réalisation du célèbre Voleur de Bagdad (1924), persiste et signe la co-réalisation d’In Old Arizona en 1928, au côté d’Irving Cummings, et marque les débuts du western dans le cinéma parlant. Mais lors du tournage, Walsh, qui s’était attribué l’un des rôles principaux, est victime d’un accident de voiture qui lui provoque la perte d’un œil. Qu’à cela ne tienne, cette grave blessure ne le décourage pas pour autant et l’année suivante, la Fox lui confie un million de dollars pour concrétiser un nouveau projet cinématographique en restant dans le genre western : La piste des géants. Nostalgique d’un genre sur le déclin, la Fox espère renouer avec le succès après La Caravane vers l’Ouest, 5 ans plus tôt, dont elle veut ainsi faire une sorte de remake, mais cette fois, dans le cinéma parlant.
Pour le premier rôle, Gary Cooper est d’abord évoqué, mais indisponible en raison de son engagement contractuel avec la MGM. C’est alors que Walsh fait alors la rencontre fortuite d’un accessoiriste occupé à décharger un camion, qui a également été figurant dans certains longs-métrages de John Ford depuis 1928, un certain Duke Morrison dont la stature et le charisme attirent l’intérêt du cinéaste. Après quelques essais convaincants, Walsh et la Fox décident de lui attribuer une nouvelle identité pour son entrée dans l’industrie cinématographique. Pour le prénom, « John » est rapidement choisi pour son côté américain. Pour le nom, c’est le général Anthony Wayne, général plusieurs fois victorieux lors de la révolution américaine, qui laisse son patronyme à cette nouvelle recrue du grand écran. Et c’est ainsi que John Wayne est né. Pour l’anecdote, précisons d’ailleurs que d’après les propos de Bill Finger lui-même, créateur de Batman, l’identité de Bruce Wayne est également inspirée de la même figure historique. Pour en savoir plus sur cette rencontre décisive pour le cinéma américain, lire le témoignage passionnant du réalisateur Raoul Walsh dans son autobiographie Un demi-siècle à Hollywood, qui revient plus en détail sur cet évènement.
Le budget en poche, le premier rôle trouvé, le tournage peut enfin commencer à Yuma, en Arizona, et se poursuivre dans les décors naturels et grandioses du Wyoming, judicieusement choisis pour faire rêver le spectateur. Il s’agit là d’une volonté de Raoul Walsh, qui a souhaité conférer à son œuvre un aspect documentaire et réaliste pour rendre hommage aux pionniers de la conquête d’un Ouest rude et sauvage, d’une wilderness brute et naturelle que ces hommes et ces femmes ont colonisé dans le but de donner naissance à une nouvelle nation, comme le précise justement l’un des cartons du film.
L’entreprise est ambitieuse mais les producteurs se donnent les moyens pour la réussir, quitte à mettre en place une logistique monumentale : plus de 80 acteurs engagés, 2 000 figurants Indiens ainsi que 1 800 chevaux et mules. A l’époque, les films n’étaient pas doublés et il arrivait parfois qu’un long-métrage soit tourné en plusieurs versions. Dans le cas de La piste des géants, Walsh a mené le tournage d’une version allemande et a coréalisé la version française, avec Pierre Couderc, qui sort dans les salles en 1931.
Après un an de tournage, notamment contrarié par la dysenterie dont a été victime John Wayne et qui l’a contraint de s’éloigner du plateau pendant trois semaines, le temps de la guérison, La piste des géants voit enfin le jour. Deux formats ont été adoptés, l’un en 35 mm (d’une durée de 125 minutes) et l’autre en 70 mm (d’une durée de 158 minutes). Mais ce dernier procédé est vite abandonné à cause du coût d’installation en salles, un rejet regrettable car le format 70mm a une meilleure profondeur de champ et aurait permis d’observer davantage de détails à l’arrière-plan, renforçant ainsi l’aspect documentaire voulu par le réalisateur. Mais c’est finalement la version en 35 mm qui est retenue pour l’exploitation.
La première mondiale a lieu le 24 octobre 1930 dans un grand cinéma de Hollywood. Malgré les moyens mis en œuvre, le film est un échec et la carrière de John Wayne à peine lancée s’arrête brutalement. La conséquence pour lui est qu’au long des années 1930, il redevient un acteur méconnu, jouant dans des westerns de série B, sous contrat à 75 dollars la semaine.
Hormis le jeune et vaillant Breck Coleman, interprété par John Wayne, plusieurs personnages manquent de profondeur, de finesse et de nuances : Red Flack peut-être assimilée à une bête presque inhumaine tandis que la jeune femme de la famille Cameron est assez caricaturale et exaspérante par sa naïveté. Heureusement, le maladroit Gussie et le vieillard sage et bienveillant Zeke sont deux personnages attachants et agréables. Le premier marque le film de plusieurs touches humoristiques qui détendent l’atmosphère de cette traque pesante et silencieuse, quand le deuxième est intéressant dans l’histoire du genre western pour être l’un des premiers vieillards d’une longue série que l’on retrouvera plus tard dans d’autres films du genre, ces vieux loups de mer qui ont toujours de sages conseils à distribuer aux personnages principaux et qui illuminent l’écran par leurs facéties et leur joie de vivre. Enfin, pour conclure dans les aspects négatifs, le long-métrage manque parfois un peu de rythme et aurait peut-être nécessité d’être raccourci dans certains passages.
Malgré cet échec, ce « documentaire épique » (Jacques Lourcelles) est salué par certains cinéastes de renom, comme Marcel Carné. Au-delà d’avoir offert à Wayne son premier grand rôle, anecdote qui mérite à elle-seule de placer le film au rang des longs-métrages marquants de l’histoire du cinéma, La piste des géants demeure comme étant le premier grand western épique parlant. Toutefois, il est pertinent de préciser que pour un film tourné aux premiers temps de cette nouveauté technologique majeure, La piste des géants ne compte pas beaucoup de dialogues et se résume à des échanges essentiels entre les différents protagonistes, comme si le réalisateur avait tenu à focaliser l’attention du public sur la mise en scène, les paysages naturels somptueux et la rudesse d’une longue conquête.
A ce titre, certaines séquences sont impressionnantes par leur mise en scène : la descente de la falaise escarpée avec les chariots suspendus au-dessus du vide, ou encore, les derniers plans sur les séquoias majestueux de l’Oregon, que Coleman décrit plus tôt à l’élue de son cœur (« ces grands pins qui grimpent comme pour traverser les portes du paradis »).
Il est également essentiel d’évoquer le traitement accordé à la population amérindienne. Pour la plupart des personnes peu intéressées par les westerns et adeptes des clichés tenaces sur ce genre, La piste des géants ne serait que l’un de ces films que l’on peut résumer à de simples affrontements entre cow-boys et indiens, et qui véhiculerait aussi des messages racistes sur ces derniers. Or, à ces critiques simplistes et infondées, il serait légitime de rétorquer que ce long-métrage présente les Amérindiens sous un jour précocement avantageux, vingt ans avant l’étape marquante opérée par La Flèche brisée (1950). En effet, ici, la plupart des rencontres qui se produisent avec ce peuple autochtone se déroulent pacifiquement sous l’arbitrage de Breck, qui revendique ouvertement son amitié et son estime eux. Alors que les enfants du convoi lui demandent s’il a déjà tué un Indien, le protagoniste interprété par John Wayne leur répond « Non et en plus de ça, les Indiens m’ont tout appris ». Raoul Walsh a même été jusqu’au bout de sa démarche humaniste en recrutant plusieurs vrais Indiens, dont l’Iroquois Chef John Big Tree, qui participe à 61 films américains entre 1915 et 1950.
En dépit de l’échec critique reçu lors de sa sortie dans les salles, La piste des géants reste comme étant le premier grand film épique d’un genre qui en est à ses débuts, qui atteint sa maturité et apparait sous la lumière des critiques que neuf ans plus tard, avec un John Wayne qui marque son grand retour en tête d’affiche : La Chevauchée fantastique de John Ford, emblématique et légendaire western qui lance définitivement John Wayne sur la voie du succès.