Bon Voyage est tout simplement l'un des plus beaux films français jamais réalisés et je ne me lasse pas de le revoir. On ne sait ce qu'on doit admirer le plus : le brio et l'intelligence du scénario, le millimétrage des dialogues et du montage, le jeu somptueux des acteurs, la justesse historique et le sens de l'époque (non seulement les costumes et les décors sont incroyablement évocateurs mais on a recruté des figurants qui ont des physiques des années 1930), les ruptures de rythme et de climat, l'humour, la fantaisie, le suspense, l'ambiguïté. La mise en scène est magistrale, de l'évacuation des prisons à la séquence du train, de la ruée des aristos sur le concierge du Grand Hôtel à l'époustouflante bagarre dans le restaurant, de la récupération de l'eau lourde en pleine rue à l'inamoramento des héros dans la cuisine de Mme Arbesault. Je pourrais parler pendant des heures de la satire féroce du tout Paris, du côté tragiquement crépusculaire des séquences politiques bordelaises, de la beauté des scènes de nuit, d'aube et d'aurore, du caractère circulaire d'un film qui nous conduit de la première mondaine d'août 1939 dans un cinéma Art Déco au baiser des deux héros en fuite dans un cinéma enfumé du Quartier latin en avril 1942. Les acteurs sont tous au sommet de leur art (Adjani et Depardieu n'avaient jamais été aussi bons depuis près de dix ans; Ledoyen et Derangère sont formidables; Attal est époustouflant ; et je ne parle pas des seconds rôles, Edith Scob, Michel Vuillermoz, Aurore Clément, Olivier Claverie, Nicolas Vaude, Xavier de Guillebon, ou de l'actrice inconnue qui crie "Comtesse Roberti !" : on se croirait revenu aux plus belles heures du cinéma français des années 1930). Jean-Paul Rappeneau, à qui nous devons ce chef d'oeuvre, est un de nos derniers génies. Que les Français n'aient pas su apprécier à sa juste valeur un bijou aussi extraordinaire que Bon Voyage est hélas la preuve de notre complète décadence. C'est à nous, happy few, de nous battre pour que ce film soit enfin tenu pour ce qu'il est, l'une des plus belles réussites de l'histoire du cinéma.