1936, à Genève, une histoire d’amour sous fond de guerre et de montée du nazisme. Solal, chef au bureau des Nations Unis, succombe au charme d’Ariane, l’épouse d’un de ses subalternes. Une histoire d'amour extrême entre un intellectuel du début du siècle et une petite bourgeoise conformiste. Un Méditerranéen d'origine et une Suisse. L'alliance incongrue de la carpe et du lapin, tous les deux fruits de leur culture et dans l'incompréhension de l'autre.
Une femme et un homme confrontés à la fulgurance de l'amour dans une époque aux mœurs encore tamisées et qui chacun avec sa nature ira au bout du bout de ce qu'il est, jusqu'à la perte de soi, la perte du corps, la mort, prouvant, ô merveille, que l'Amour si destructeur soit-il, est toujours Amour.
Un livre de l'amour controversé, violent, désespérant et somptueux, égal au Cantique des Cantiques pour certains, et terrible pour d'autres qui ne voient en Solal qu'un monstre d'égoïsme incapable d'aimer, pervers et manipulateur.
Mais de l'amour au désamour, au non-amour, c'est toujours d'amour dont on parle. De cette quête commune et parfois absolue dont A. Cohen a écrit des pages si belles et parfaites pour livrer une magie-chimie sensuelle, érotique et terriblement amoureuse, la passion d’un amour lunaire. Des pages qui nous approchent d'un seuil derrière lequel rien ne peut exister, où l'on pourrait mourir ainsi que ses héros, Ariane et Solal, si la puissance des mots ne nous enracinait à la vie.
Incandescence, foisonnement d’une écriture qui bouscule les adverbes et les qualificatifs, ouvre le chant de la musique à des syntaxes désaxées, des relations verbales et des formulations… Cohen réinvente l'alphabet.
On ne peut parler de « Belle Du Seigneur » sans parler de cette écriture-là qui contient ce que les profanes nomment dysfonctionnements, distorsions ou complaisances littéraires, alors qu'elle ne recouvre en fait et magistralement qu’un cœur épris de mots, de musique, d'amour, que la dimension, la pluralité, la religiosité passionnée d'un homme, ont désigné pour transmettre et porter à leur apogée dans un roman, des mots qui s'entrechoquent et font mal.
Ce lyrisme-là n’est pas palpable à l’écran. Cette écriture qui exprime les sentiments intenses où se mêlent le désespoir et les exaltations du cœur. Cette écriture où l’on voit naître, se développer et nourrir une passion hors du commun, agrémentée de multiples détails intimes. Pour la confrérie des lecteurs du roman, la déception sera sans doute au rendez-vous. Mais certains oublient trop vite qu'un film n'est pas un livre.
Alors qui le premier jettera la pierre ? Celui qui possède le mode d’emploi pour condenser 106 chapitres en moins de 2heures. Celui qui aura trouvé le clone d’Albert Cohen pour réécrire le scénario sans doute. On aurait aimé, en revanche, que la partie politique et sociale soit davantage développée. On regrettera aussi les découpages malheureux ou malhabiles. Le rythme accéléré du film fait perdre la substance de sa scientifique moelle, élevée notamment par le rythme lent du roman.
La belle image de fin décrite par l’écriture magnifiée d’ n’est pas non plus reprise à l’écran.
Là réside ma véritable déception.
Mais si on oublie le livre, Belle Du Seigneur- le film possède un souffle indéniable, une poésie palpable. Toutefois, son esthétique de papier glacé peut séduire aussi bien que déplaire. La première scène de confrontation entre Ariane et Solal est vraiment superbe. L’ambiance de l’époque est justement retranscrite, la photographie est belle, trop belle que certains en seront agacés se remémorant le contexte, l’interprétation est réussie. Jonathan Rhys Meyers campe un Solal des Solals flamboyant, trouble, tantôt ténébreux, superbe et torturé, tendre et cruel (le rôle est taillé à sa mesure). Un héros magnifique et de désespoir, qui veut que l'amour soit au-delà de la chair et des compromissions. Là est le drame, la tragique beauté du combat, si c'est ainsi qu'il faut nommer l'implacable recherche de Solal dans Belle Du Seigneur.
Natalia Vodianova personnifie une Ariane bourgeoise et conformiste, tragique, amoureuse et soumise. Et l'on se surprend à souffrir avec elle, elle qui se donne sans compter, à un amour qui est de l'innocence et de l'enfance. Pour son premier grand rôle au cinéma, son interprétation parvient à émouvoir. Le film possède l’émotion et illustre comment la recherche de l’absolu en amour conduit à la destruction.
Solal demeure unique, mais c'est Ariane qui porte l'amour. Albert Cohen les a magnifié l'un et l'autre, mais il a donné à Ariane la seule qualité qui vaille la peine de vivre et de mourir peut-être, l'amour. L'amour sans lequel aucune ligne de force ne peut se dessiner et qu'elle partage avec Solal, mais avec nous aussi, lecteurs entièrement conquis par la grâce romantique de ce roman sulfureux.
Le film, réalisé dans l’urgence, fut le projet d’une vie et Glenio Bonder ne l’a pas vu abouti. En plein montage, il décède à 55 ans d’une maladie du sang. Pour sa détermination exceptionnelle et rare, et son courage indéfectible pour adapter à l’écran ce roman singulier, ce film mérite qu’on s’y attarde malgré ses imperfections, et convaincra sans doute les non-lecteurs de découvrir enfin le livre qui traumatisa des générations entières.
Et parce que Glenio Bonder, après toutes ses batailles menées de front, mérite lui aussi le titre de "héros tragique" et vaut amplement qu'on lui rende hommage.
Le cinéma est le reflet du monde, donc celui des hommes.