Berlin Alexanderplatz m'a accompagné pendant près de deux semaines. C'est une œuvre difficile, démesurée, tant par sa durée (plus de 15 heures !) que par sa noirceur radicale.
On y suit Franz Biberkopf, personnage souvent détestable tout juste sorti de prison après avoir battu à mort sa compagne, qui jure à l'envi qu'il va devenir honnête, tout en s'évertuant à faire précisément l'inverse. Franz côtoie toute une galerie de personnages dans le Berlin interlope des années 20, lesquels s'avèrent pour la plupart médiocres et décevants, voire profondément mauvais. Franz, pourtant, place inlassablement sa confiance en eux, et surtout en Reinhold, diable en qui Franz pense voir de la bonté et qui va finalement le précipiter vers le fond du gouffre. Seules une jeune femme innocente, Mieze, et son amie de toujours Eva, dans une moindre mesure, lui restent fidèles jusqu'au bout.
Au fil des épisodes, on devine donc que le mal qui ronge Franz et, avec lui, Berlin tout entière, c'est la crise économique et le système capitaliste qui l'a engendrée, matrice de tous les vices - y compris, bien sûr, du nazisme. Berlin apparaît comme un enfer sur terre, où les rapports humains sont presque exclusivement de nature transactionnelle (en témoigne la prostitution, omniprésente), et donc susceptibles de se briser à chaque instant. Parallèlement à cette critique appuyée du capitalisme, Fassbinder file aussi une longue métaphore biblique sur la souffrance et la rédemption (les grands mythes réapparaissent en effet, mais sur un mode dégradé : sacrifice d'Isaac ou épreuves de Job, notamment) qui aboutit à l'épilogue, bouquet final halluciné et cauchemardesque saturé de symboles principalement religieux et de réflexions sur la lâcheté et la peur de la mort. La rédemption, toutefois, n'a pas lieu selon les modalités attendues, ce qui permet à Fassbinder d'appuyer sa critique et de concilier ses deux thématiques principales : dans Berlin la capitaliste, la possibilité du salut n'existe tout simplement plus.
Berlin Alexanderplatz est évidemment inégal car parfois exagérément théâtral, grandiloquent ou juste ennuyeux. Mais il est aussi traversé de moments sublimes, comme ces quelques scènes en forêt ou d'autres, a priori plus anecdotiques, dans les bars ou dans les rues, qui sont d'un naturalisme saisissant. Avec deux derniers épisodes aussi terribles que brillants, cela donne un chef d'œuvre incontestable, somme de toutes les obsessions visuelles (on croit déceler des hommages appuyés au cinéma de Sirk et Demy, mais aussi aux films muets et à la peinture flamande) et thématiques (la culpabilité, le sexe, ou la possibilité du socialisme, donc) de Fassbinder, qui est ici au sommet de son art.