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    Burning : pour Lee Chang-dong, "les inégalités deviennent de plus en plus lisses"
    Corentin Palanchini
    Passionné par le cinéma hollywoodien des années 10 à 70, il suit avec intérêt l’évolution actuelle de l’industrie du 7e Art, et regarde tout ce qui lui passe devant les yeux : comédie française, polar des années 90, Palme d’or oubliée ou films du moment. Et avec le temps qu’il lui reste, des séries.

    Le réalisateur Lee Chang-dong sort ce mercredi son mystérieux "Burning", nouveau long métrage qu'il avait présenté en compétition au Festival de Cannes de mai dernier.

    Diaphana Distribution

    AlloCiné : Qu'est-ce qui vous a plu dans l'histoire courte dont vous tirez une partie de votre film ?

    Lee Chang-dong : C'est surtout le côté mystérieux de la nouvelle Les Granges brûlées qui m'a intéressé. La nouvelle se concentre sur une énigme, à savoir si un jeune homme inconnu a vraiment brûlé des granges, et je pensais pouvoir développer cette courte petite énigme en plusieurs couches de façon cinématographique pour en faire de plus grandes énigmes. En général, dans les thrillers/films de mystère, le mystère est élucidé à la fin, mais plutôt que d’avoir une fin qui résout simplement le mystère, je voulais relier ce mystère à celui du monde dans lequel on vit, le mystère de notre vie. Je désirais que l’ambiguïté de la fin devienne un questionnement sur le monde et la vie, voire sur la narration et sur le média qu’est le cinéma.

    Le film est partiellement situé dans la ville de Paju et on entend aux environs qu'on diffuse des émissions de propagande nord-coréenne proches. Pourquoi avez-vous choisi cet endroit ?

    Paju se situe à moins d'une heure en voiture de Séoul, c'est même à 20 minutes de chez moi. Dans ce sens, c'est un lieu qui n'est ni proche ni éloigné de Séoul. Récemment encore, on pouvait y entendre tous les jours la diffusion de la propagande nord-coréenne. Elle vient de prendre fin dû au récent climat de réconciliation entre les deux Corées, mais pendant le tournage du film, le son puissant des haut-parleurs gênait presque la prise de son en direct. La séparation entre la Corée du Nord et la Corée du Sud est une question qui influence encore le quotidien des Coréens.

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    Paju montre bien cette ruralité qui se désintègre à grande vitesse. Il est de plus en plus difficile aujourd'hui de trouver une communauté rurale traditionnelle telle qu'il en existait dans le passé. En périphérie des grandes villes en Corée, il n'y a plus de ville ou de campagne mais de simples espaces sinistres et abandonnés. Les seuls habitants qui restent à la campagne sont des personnes âgées tandis que la main d'œuvre est assurée par les travailleurs étrangers. On peut donc dire que Paju est représentatif des espaces typiques coréens. Depuis son enfance, Jongsu, le personnage principal du film, a toujours voulu s'échapper de ces espaces jusqu'à ce qu'un jeune homme inconnu appelé Ben évoque une histoire ressemblant à une blague. Jongsu va alors regarder d'un nouvel œil ces espaces en courant tous les matins, comme s'il les découvrait pour la première fois.

    Comment avez-vous travaillé avec le directeur photo Hong Kyung-pyo pour mettre en scène des séquences magnifiques comme celle dans laquelle Haemi danse face au soleil ou  la séquence finale ?

    La scène où Haemi danse au milieu du film, représente le noyau du film et devait être perçu comme un mystère en soi-même. Il fallait qu'on soit à la frontière entre la lumière et l'obscurité et que le réel et l'irréel, le misérable et la beauté, le bonheur et le mauvais présage ne fassent plus qu'un. Le plus important avant tout était le sentiment de libération totale que cherche Haemi, comme les Bushmen du désert du Kalahari qui dansent la danse du "Great Hunger". Il fallait que le public ressente cette liberté. Donc le directeur de la photographie, Hong Kyung-pyo et moi, nous nous sommes dit que cette scène ne devait ni être artificielle ni être filmée de façon trop lisse alors on l’a préparée pour qu’elle dégage une spontanéité naturelle comme prise sur le vif. Le résultat a dépassé nos attentes et on a eu une chance incroyable qui n’était pas du tout calculée pour cette scène.

    spoiler: Cette chance vaut également pour la dernière scène. Il y est question d’un meurtre soudain et inattendu, du choc extrême et de l’émotion qui s’en dégage ainsi que d’un incendie criminel, et tout ceci devait dégager un sentiment vivant comme si le public était sur les lieux donc pour cela, je devais éviter de découper les plans. La scène demandait un calcul précis au niveau technique mais ne devait surtout pas être perçue comme telle. Mais "l’authenticité" que l’on cherchait est venue à nous par hasard. Lorsque la caméra a commencé à tourner, des flocons de neige ont commencé à tomber. A mon avis, ces flocons représentent bien le hasard et la spontanéité que seul le cinéma sait montrer.

    2018 PinehouseFilm

    Comment avez-vous dirigé ces trois acteurs ? Êtes-vous adepte des répétitions pour créer de l'alchimie entre eux ?

    Je ne fais pas beaucoup de répétitions avant le tournage, car je ne veux pas que l’émotion des acteurs se consume pendant les répétitions et qu’elle se fige à force de se répéter. C’est pourquoi je répète plutôt avec des doublures si j’ai besoin de faire des mouvements de caméra. Ce que j’exige d’un acteur peut paraître très simple : ne pas essayer d’exprimer ce que le personnage ressent mais ressentir simplement le personnage. Évidemment, c’est plus facile à dire qu’à faire. En tant que réalisateur, j’essaie d’aider l’acteur à s’approprier son personnage et à le ressentir. Parfois il est nécessaire de discuter longuement avec les acteurs.

    Était-ce difficile pour eux de jouer ces personnages dans un film si mystérieux, si ambiguë ?

    Les trois personnages ont chacun en eux une part de mystère et d’ambiguïté. On peut dire qu’il est difficile pour un acteur de maintenir l’ambiguïté de son personnage. Par exemple, jusqu’au bout, on ne sait pas si Ben est un tueur en série ou simplement un ami riche et bienveillant, alors comment l’acteur doit-il jouer son personnage ? Il doit avoir une motivation interne qui varie à chacun de ses comportements et jusque dans les moindres détails. J’ai beaucoup discuté de ces problèmes avec mes acteurs afin de ne pas perdre le juste équilibre de cette ambiguïté, car c’est aussi elle qui maintient la tension générale du film. Cela requiert une sensibilité d’un niveau extrême comme pour un équilibriste sur un fil.

    Jongsu et Ben m'ont semblé représenter l'écart entre les riches et les pauvres dans notre monde ; vous vouliez qu'ils soient perçus de cette façon ?

    Il est clair qu’il existe un fossé économique entre eux, comme le montrent la Porsche de Ben et le vieux pick-up de Jongsu. Aujourd’hui, les inégalités économiques s’aggravent dans le monde, mais ce qui est étrange, c’est qu’il semblerait que ce ne soit pas un gros problème vu de l’extérieur. Cela signifie que les inégalités deviennent de plus en plus lisses et que le monde est devenu un énorme mystère.

    Diaphana Distribution

    Vous étiez producteur sur le film "Monster Boy", est-ce là que vous avez rencontré le compositeur Mowg, et était-il entièrement libre d'orchestrer le film ou lui avez-vous donné des directives ?

    [Oui,] j’ai rencontré Mowg en travaillant sur Monster Boy : Hwayi. Il a composé la musique de nombreux films commerciaux pour Kim Jee-woon et beaucoup d’autres réalisateurs en composant des morceaux qui répondaient aux besoins spécifiques d’une scène. Mais j’ai demandé à Mowg de me composer une musique qui pourrait exister indépendamment du film et qui ressemblerait à du bruit plutôt qu’à une mélodie et qui en même temps cacherait au fond d’elle une émotion. Je trouvais qu’une émotion particulière provenant d’une musique tout aussi particulière irait bien avec le côté mystérieux du film. Je voulais que Mowg se sente libre dans son travail, donc je ne lui ai donné que les thèmes de base, comme par exemple "retour à la maison" ou "poursuite jusqu'au néant".

    Vous dites que vous faites des films pour que le public se pose des questions. En tant que réalisateur, pourquoi refusez-vous de fournir des réponses au spectateur ?

    Je préfère que le public trouve la réponse au lieu de la lui donner toute faite. Je pense que de plus en plus le cinéma se consomme plutôt que de dialoguer avec le public. Et la plupart des films comportent un message, même les films de divertissement chez Marvel avec des héros aux super-pouvoirs. Ce sont des films qui ont des messages si puissants et absolus qu’ils en sont irréfutables. Mais qu’apportent-t-ils aux spectateurs au-delà du divertissement ? J’aimerais que le public se pose des questions qui ont du sens même si ce n’est un qu’un court instant, sur ce monde et sur la vie à travers les films. Si mes films ont cette capacité, je serais comblé.

    2018 PinehouseFilm

    Quelle est la question que vous vous posez avant de faire un film ?

    Comme je le disais plus haut, je me demande si mes films peuvent amener le public à se questionner sur la vie et sur ce monde. Mais cela ne suffit pas. Je me demande aussi si le film pourra me ressembler, s’il possédera ses propres caractéristiques et la réponse que j’obtiens est rarement logique ou rationnelle, elle ne s’explique pas, je la ressens physiquement si je puis dire.

    La critique internationale vous a remis un prix pour ce film au dernier Festival de Cannes. Comment avez-vous vécu ce moment ? 

    J’étais évidemment reconnaissant et honoré. En réalité, je pensais que la réaction du public et des critiques vis-à-vis de mon film allait être extrêmement partagée, donc j’avoue que je fus très étonné par la réaction enthousiaste des professionnels et des journalistes à Cannes. Quand j’ai su que je n’avais aucun prix issu de la compétition, je me suis presque dit "évidemment, ça ne m’étonne pas".

    "Burning", en salle ce mercredi :

     

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