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    Babylon
    Babylon
    4,5
    Publiée le 18 janvier 2023
    « Et Babylone resterait là des années, échouée tel un rêve gargantuesque au bord de Sunset Boulevard. » Le cinéaste et auteur américain Kenneth Anger, réputé pour son style underground, couchait ses mots avec spontanéité, à propos du quatrième acte de « l’Intolérance » de D. W. Griffith, lors d’un passage sur la capitale française dans les années 50. Il n’est donc pas étonnant de le voir valser d’une chronique à l’autre, dans un langage aussi trash que pétillant, et de revenir sur le portrait d’une industrie aussi dépravée et ses stars, qui occultaient presque les grandes unes mondiales, dont les grandes Guerres mondiales, par-delà l’Atlantique, voire le pacifique, puisque la plupart du temps, chaque issue nous ramène vers le « Hollywood Babylone » qu’il démaquille à la brosse. Cet empilement d’affaires scandaleuses a sans aucun doute permis à Damien Chazelle d’affûter son cadre sur cet Âge d’Or du cinéma américain, celui de tous les vices et de tous les supplices.

    Anger évoquait d’ailleurs cet or, « tant pour l’exubérance créative que pour le rendement financier. On représente souvent le milieu cinématographique de l’époque se livrant hors caméra à s’incessantes frasques insensées. La légende oublie un détail – la peur. La peur omniprésente, érotique et excitante, que le rêve doré s’évanouisse à tout moment ». Après son duel musical dans « Whiplash », son hommage à Jacques Demy et au jazz avec « La La Land », son premier pas sur la lune avec « First Man », puis une petite évasion sur Netflix avec « The Eddy », ce dernier remonte encore plus loin dans le temps et la fantaisie, afin de rallier le public à son dédale de morts et de renaissances. Los Angeles n’a pas encore donné de signaux colorés à l’image qu’il se met déjà en chasse de nouvelles têtes d’affiche pour un cinéma parlant. La voix est plus qu’un outil marketing, c’est évidemment une révolution qui évoque la sécheresse un standing, qui revoie ses options et ses nouvelles vertus, pourvu que l’on puisse s’en abreuver du moment que le dernier pilier de l’empire tienne debout.

    L’abandonne du muet aura ironiquement pour conséquence de multiplier les voix à l’écran, mais cela en musèle tout autant sur la scène publique, médiatique et surtout artistique. C’est dans ce contexte singulier, où le patriarcat prospérait comme une norme culturelle au sein de l’industrie du divertissement, que les idoles sont célébrées, humiliées ou condamnées au bûcher. Le star system est né, tout comme une décadence orgiaque et cocaïnée qui en découle. Les jours passent, les mois se dégradent et les années ne digèrent toujours pas ces excès de langage, où la fragilité des corps révèle tous les symptômes que Chazelle s’applique à sublimer. Il n’en fait pas l’éloge, mais soutient clairement cette idée optimiste que le cinéma d’aujourd’hui possède un avenir. Qu’il soit radieux ou apocalyptique, tout cela gravite autour des icônes qui composent ce carnaval de paillettes, assurément désenchanté et qui use du spectacle pour ne pas oublier ce à quoi il est destiné.

    Le réalisateur appelle donc à la transgression, au bouleversement de cet art, que l’on peut croire acquis au fil des décennies d’expériences. Et pourtant, il revient, comme tant d’autres, questionner le spectateur depuis son siège, celui qui est occasionnel ou cinéphile accompli. Chacun porte en lui la mémoire du 7e Art, à travers son regard ou pour y avoir directement contribué. L’exposition dynamique réunit tout Hollywood à une même soirée, avant d’enchaîner sur un espace ouvert, où des plateaux de tournages se chevauchent. On y compare ainsi deux formes de chaos, qui possèdent toutefois la même finalité. Il s’agit d’atteindre cette osmose, quelque part entre le jeu des comédien, la lumière qui les caresse et la musique qui les coordonnent. La démarche est aussi brillante que pertinente et le film ne gâche pas le moins du monde son cachet de figuration. Avec l’appui de Justin Hurwitz, toujours aussi précieux dans les moments de plénitudes ou lorsqu’il s’agit de se faufiler dans les entrailles d’une industrie qui piétine ses propres principes, les couleurs et les formes prennent vie. Tout est artisanal, tout est profondément absurde et cette magie est vouée à se métamorphoser, car cette nouvelle « Babylon » en papier mâché n’est pas faite pour durer à cette échelle.

    L’espoir et la chute seront vus à travers l’innocent Manny Torres (Diego Calva), qui va rapidement se faire propulser sur les plateaux et découvrir les limites de ses fantasmes. Pour la « It girl », Nellie LaRoy (Margot Robbie), ce sera l’opportunité de révéler un talent d’acting, qui va de pair avec ses provocations. De même, la scène appartiendra également au trompettiste Sidney Palmer (Jovan Adepo), qui devra faire face à l’uniformisation. Et derrière eux, la bête de scène, Jack Conrad (Brad Pitt), finit par perdre de vue son confort et finit par se brûler sous les projecteurs. Dans ce film choral, tous participent à la même étude que « Singin' in the Rain », qui a très bien su célébrer et cristalliser le passage au parlant. Mais à l’aube des années 30, c’est la fin des années folles. La prise de son vient ajouter des contraintes et de l’angoisse supplémentaire. L’ingénieur du son en devient quasiment le nouveau réalisateur et toute la hiérarchie est bouleversée dans ce chaos transitionnel.

    Il ne faut pas non plus manquer le code Hays, qui introduit durablement la « morale » au cinéma. Fini les sottises, place au professionnalisme. Fini les initiatives, place aux scripts millimétré. Tout le bazar de la première heure se voit purifier à grand coup de bottines pointues. Chazelle l’identifie et partage avec le public ses intentions. Il croit fermement à un renouveau, comme le nouvel Hollywood, la nouvelle vague, le cinéma indépendant et le numérique qui ont changé la donne, apportant avec eux de nouvelles perspectives. Il ne nous le crache pas sans une bonne rupture de ton et son humour s’affine, au même rythme que son langage cinématographie parvient devient de plus en plus universel. Il n’est pas question de se refaire un « Once upon a time… in Hollywood », mais bien d’illustrer la symphonie dantesque d’un « Babylon » qui a digéré cet Âge d’Or. Tout ce qu’il espère, c’est que le Hollywood actuel rebondisse également sur son héritage, dès lors qu’il s’entête dans une monotonie évidente. Et peut-être bien que l’industrie pourra s’épargner les mêmes tragédies que les personnages, pour renaître avec la fureur et le même émerveillement qu’autrefois.
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