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    "The Tale doit aussi être montré aux thérapeutes pour leur permettre de comprendre" pour sa réalisatrice Jennifer Fox

    Diffusé sur OCS quelques jours après sa présentation, en Compétition, au Festival de Deauville, "The Tale" est un film choc qui évoque les abus sexuels et dont la réalisatrice Jennifer Fox, qui raconte sa propre expérience, nous a parlé.

    C'est sans conteste l'un des films chocs de la Compétition du 44ème Festival du Cinéma Américain de Deauville. Et il n'aura pas fallu attendre longtemps avant que le reste du public puisse découvrir ce long métrage produit par HBO et en lice pour 2 Emmy Awards (Meilleur Téléfilm et Meilleure Actrice dans un Téléfilm ou une Mini-Série pour Laura Dern), puisque The Tale a été diffusé sur OCS ce samedi 8 septembre. Un drame qui évoque les abus sexuels de façon sincère et frontale, et résonne d'autant plus en cette période où les mouvements #MeToo et Time's Up ont libéré la parole sur le sujet. Et glace le sang car la réalisatrice Jennifer Fox y évoque sa propre histoire, adaptant le livre qu'elle avait écrit.

    AlloCiné : Quand avez-vous décidé de tirer un film de votre livre ?

    Jennifer Fox : Quand j'ai pris la décision de raconter mon histoire, j'ai immédiatement eu envie d'en faire un film, car je suis réalisatrice. Même si j'écris, je considère que chaque artiste a son métier, et pour moi c'est le cinéma. J'ai toujours considéré The Tale comme un film. Autour de mes 45 ans, j'ai fait une mini-série documentaire appelée Flying : Confessions of a Free Woman (2006), qui parlait de ce que c'était que d'être une femme aujourd'hui, donc pas d'abus ni de violence. Mais en parlant à des femmes du monde entier, j'ai entendu beaucoup d'histoires de violences et d'abus sexuels.

    Il n'était plus question de classe, de couleur de peau ou de nationalité : une femme sur deux était concernée par une affaire de ce genre. J'ai d'abord été choquée, puis j'ai entendu tellement d'histoires d'abus sexuels sur des enfants que j'ai fini par réaliser que ce que j'appelais "ma relation amoureuse" en grandissant, possédait en fait la même structure que ce que j'entendais. Je ne pouvais plus considérer cela comme une relation amoureuse car toute ma perception avait été bouleversée. C'est donc à l'âge de 45 ans que j'ai commencé à parler d'abus sexuel sur un enfant me concernant, et au même moment que je me suis sentie prête à faire un film sur le sujet.

    Et c'est parce que vous avez entendu ces histoires qu'il y a dans le film cette sous-intrigue au cours de laquelle Laura Dern rassemble des témoignages de femmes pour un documentaire ?

    Ces images proviennent justement de la mini-série, ce sont des témoignages inédits. Y compris lorsque, au début, Laura interroge une femme indienne en Inde : ce sont des choses que j'avais moi-même filmées, mais montées de façon à y intégrer Laura. C'est une sous-intrigue qui n'est pas très forte mais fonctionne comme une impulsion : elle faisait un film sur ces femmes et recueillait des témoignages, sans réaliser que ce qu'elle entendait était aussi son histoire. Jusqu'à la fin, où cela fait sens.

    C'est aussi pour cette raison que nous la voyons, adulte, questionner la version enfant d'elle-même.

    Exactement.

    HBO

    Avez-vous, à un moment, songé à ne pas réaliser vous-même ou changer les noms ? Ou était-il clair dans votre esprit qu'il fallait que ce soit comme cela, pour que le film soit une vraie catharsis ?

    Conserver les noms n'était pas une catharsis, mais une volonté de faire en sorte que ce soit concret. Étant également productrice, je craignais que si nous ne disions pas qu'il s'agissait d'une histoire vraie ou que je ne mettais pas en avant mon nom pour rappeler que cela s'était passé avant Time's Up, #MeToo ou l'affaire Harvey Weinstein, les gens ne l'aurait ni toléré ni cru. Ils auraient pensé qu'il était impossible qu'une enfant soit amoureuse de son agresseur. J'ai eu le sentiment que je devais être là pour préciser que c'était vrai car cela m'était arrivé. Je tenais aussi à ce que le film soit fait dans une forme romanesque et non comme des mémoires, pour mieux lui permettre de toucher le monde. Mais je voulais que ce soit quelque chose de concret et non une catharsis.

    Votre film est très important, et encore plus dans le contexte des mouvements Time’s Up et #MeToo que vous avez cités. Pensez-vous que cela a davantage encouragé les gens à parler, discuter après avoir vu "The Tale" ?

    Nous entendons des histoires de personnes à chaque projection. Et nous recevons chaque jour e-mail sur e-mail sur le site internet [créé par Jennifer Fox et son équipe afin de permettre à toute personne ayant besoin d'assistance à ce sujet de trouver la ligne directe de son pays, ndlr]. Cela provient aussi bien de rescapés, d'un parent, de la fille d'une personne qui en a réchappé, du père d'un fils… Nous entendons des histoires venues de partout. Même de gens qui sont sur le terrain : des avocats ayant instruit une affaire d'abus sexuel sur mineur m'ont écrit pour me dire qu'ils n'avaient jamais compris ce que ressentaient ces enfants avant de voir mon film. Il y a déjà eu des milliers de témoignages et je pense que ça n'est que le début.

    "The Tale" pourrait être montré afin d’aider les gens à mettre des mots sur leurs expériences.

    Oui, et il doit aussi être montré aux thérapeutes pour leur permettre de comprendre. J'ai l'impression que ceux qui cherchent à aider sont souvent très didactiques, et ils ne comprennent pas à quel point la prédation sexuelle est quelque chose de subtil et de nuancé. Les thérapeutes sont en colère face aux abus sexuels, et c'est normal, mais la rage n'est pas forcément ce que leurs clients ressentent. La prédation sexuelle est comme un lavage de cerveau et le film montre ce processus au cours duquel l'enfant se rapproche petit-à-petit de l'adulte, qui devient l'un de ses meilleurs amis jusqu'à être celui auquel il fait le plus confiance. A tel point que cela devient très difficile pour l'enfant de dire non. Il est également important que les thérapeutes voient The Tale pour comprendre qu'un prédateur sexuel n'est pas nécessairement maléfique, même s'il fait quelque chose de très destructeur.

    C'est à l'âge de 45 ans que j'ai commencé à parler d'abus sexuel sur un enfant me concernant

    Vous a-t-il été difficile de déterminer quelles scènes garder, ce qu’il fallait montrer ou non ? Je pense notamment aux scènes intimes entre Jennifer enfant et son coach.

    Oui, ces scènes étaient rédhibitoires pour moi : si elles n’étaient pas dans le film, je ne le faisais pas. Nous les avons tournées de façon à protéger l’actrice [Isabelle Nélisse, ndlr] au maximum et elle n’était pas impliquée, mais il me paraissait important de montrer ce que j’appelle "l’horreur ordinaire" de cette situation, là où beaucoup de films font un fondu au noir au moment où l’acte se produit. Ce qui nous empêche de comprendre comment l’adulte continue à manipuler l’enfant, qui essaye de bien se comporter. Pour l’enfant, il n’est pas question de plaisir mais de plaire à l’adulte. Vous voyez qu’après chacune de ces scènes, le personnage de Jennifer vomit, et c’est ce qui m’arrivait. Ce que je trouve intéressant, c’est que le personnage de Jason Ritter ne réalise pas vraiment ce qu’il fait, aveuglé par sa croyance qu’il "aide la fille à grandir". Et dans ces moments-là il pense qu’elle a juste pris froid.

    Le choix de Jason Ritter pour jouer ce personnage est très pertinent, car on le connaît surtout comme un gentil, un héros parfois.

    C’est pour cette raison que je l’ai choisi. Je ne voulais pas de quelqu’un qui ait l’air d’un prédateur mais qui ressemble à quelqu’un de bien à qui vous laisseriez vos enfants. Mais il me faut souligner le fait que Jason Ritter est un acteur incroyablement courageux, car beaucoup beaucoup d’hommes ont refusé le rôle. Il est le seul avoir accepté de le jouer. Je lui en suis très reconnaissante car il incarne parfaitement l’homme dont l’enfant tombe amoureux, cette personne douce, aimante et gentille, qui l’embrasse et lui fait sentir qu’elle est spéciale.

    HBO

    Comment s’est passé le casting pour votre rôle ?

    Je ne peux pas vraiment en tirer crédit car, étant nouvelle dans le domaine de la fiction, je n’avais pas vraiment d’idées fortes pour le casting. Nous avions une liste d’actrices et mon ami Brian de Palma, qui a suivi le projet depuis l’écriture du scénario qu’il adorait et que je connaissais depuis la sortie de mon documentaire, a voulu prendre les choses en main, à sa façon, alors que nous prenions un café ensemble. Nous étions au tout début du casting car nous n’avions alors vu qu’une seule actrice, qui avait refusé le rôle.

    J’ai aussi pu compter sur mon producteur Oren Moverman, qui est très bon avec les acteurs et m’a beaucoup aidée à ce sujet. Et donc Brian a suggéré Laura Dern, en disant que c’était la seule qui avait assez de cran pour jouer le rôle. Il a aussi senti que Laura avait quelque chose de proche de mon corps d’esprit. Nous ne nous ressemblons pas, mais vous pourriez croire qu’elle travaille sur le terrain. C’est une belle femme mais pas une beauté, elle n’a pas ce côté femme fatale. Il y a un peu plus de masculinité en elle si l’on veut.

    Il n’était donc pas prévu que vous ne vous ressembliez pas ?

    Non c’est un pur hasard. Brian a réfléchi en termes de cran et de talent, et cherchait quelque chose qui lui rappelle moi-même. Il l’a appelée, lui a laissé un message et elle l’a rappelé. Il lui a alors raconté le projet en parlant de mon travail et c’est lui qui lui a envoyé le scénario. Nous nous sommes ensuite rencontrées à New York et c’est ce jour-là qu’elle a accepté le rôle, alors que nous n’avions pas encore de financement. Nous avons ensuite complété le casting mais il nous a encore fallu une année et demi pour financer The Tale. C’était un projet très dur à monter.

    Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 4 septembre 2018

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