Mon œil !
Certains films ont marqué le cinéma parce qu’ils ont construit un nouveau genre ou parce qu’ils ont fait naître de grands artistes. Le Voyeur est de ceux-là. On suit un jeune et discret opérateur-caméra, Mark. Mark ne vit que pour la caméra. Solitaire, il se fait ses films et se les repasse le soir chez lui, un appartement dont la porte ne ferme pas et dans lequel chacun peut entrer. Traumatisé par les expériences de son père, psychanalyste travaillant sur la peur, Mark rêve de capturer sur pellicule la terreur à l’état pur ou plutôt la terreur dans l’œil de celui ou celle qui la vit. A la recherche du grand frisson, il tue et filme la mort des jeunes femmes qu’il rencontre. On ne sera pas étonné d’apprendre que ce film a été très mal reçu à sa sortie en 1960. On lui reprochait d’être malsain, pervers, dangereux. C’est pas faux. Mais surtout Powell propose ici au spectateur de réfléchir sur son positionnement face aux images qu’il a consenti à regarder et donc d’assumer son voyeurisme. Pour bien se figurer les choses, il faut voir ces scènes dans lesquelles le pied de la caméra se transforme en lame tranchante qui va s’enfoncer en gros plan dans la gorge des jeunes et jolies demoiselles. On perçoit la référence phallique et il s’agit ici d’un viol. Mark cherche à s’approprier la peur de ses victimes, leur intimité par ce sentiment si profond et si sauvage. Il les possède. En regardant à nouveau les images qu’il a tournées, il revit le meurtre et place l’âme capturée dans une armoire à fétiches. Il est à la fois acteur et spectateur de son voyeurisme. La caméra subjective amène le spectateur du film à prendre cette même position et à analyser son sentiment de malaise. Au fond, c’est le cinéma lui-même que Powell propose de regarder droit dans l’objectif, cette illusion de réalité et la manière dont le spectateur accepte le réalisme des images. Comment il accepte de regarder des gens ignorer sa présence. Le spectateur crée le sens parce que le film n’existe pas sans lui. On pourra aussi se dire que Powell propose un regard décomplexé sur son travail et ses obsessions, c’est en ce sens qu’il influencera grandement de Palma, Argento, Scorsese et d’autres. Dans son film, Powell incarne lui-même le père, celui par qui crée le malheur en premier lieu et son fils IRL tient le rôle de Mark jeune. Sacrée mise en abyme. On tient donc un très grand thriller psychologique à placer sur le même podium que les meilleurs thrillers d’Hitchcock dont les thématiques sont proches. Pour prolonger la réflexion, on peut voir le Voyeur comme un des premiers films à placer le tueur en série au centre du récit, obligeant le spectateur à s’identifier à lui. Plus tard naîtra la fascination pour le tueur chassant sa jeune, belle et innocente victime (La Nuit des Masques et tous les slashers qui suivront). Malsain ? Oui, peut-être. Mais comme la beauté, l’horreur est dans l’œil du spectateur.