Quand on se retrouve confronté à une adaptation, surtout celle d'un tel livre-culte, il convient de construire sa critique autour de la comparaison entre le roman et le film, et de doser fidélité, trahison ou hommage dans l'analyse de ce dernier. Comme tout le monde à ma génération, j'ai lu le bouquin de Kerouac à 18 ans, donc il y a bientôt quatre décennies, et je n'avais absolument pas ressenti la fascination qu'il était de bon ton d'afficher à l'époque, aussi déçu que lorsque le non-fumeur que je suis avait essayé un petit joint à l'issue d'un Comité Chili. N'étant pas masochiste, comme le proclame ma profession de foi, je ne me suis pas obligé à relire ce qui m'avait paru être un pensum, ma préférence dans le récit de voyage allant définitivement à la modestie de Nicolas Bouvier.
Je vais donc critiquer le film de Walter Salles, pour ce qu'il est, à savoir un film, en faisant abstraction de son rapport au livre de Kerouac. Après tout, ce sera la condition de nombreux spectateurs. On connaît le goût de Walter Salles pour le voyage comme élément central de ses films : dès 1996, "Terre Lointaine" racontait le voyage d'un émigré brésilien qui revenait au pays, "Central do Brasil" partait sur les route du Nordeste à la recherche du père de Joshué, "Avril brisé" précipitait le héros sur les routes d'un petit cirque itinérant et bien sûr, "Carnets de voyage" montrait comment le périple du jeune Ernesto Guevara de la Serna à travers toute l'Amérique Latine au début des années 50 a pu façonner la personnalité de celui qui allait devenir Che Guevara. Il est d'ailleurs symptomatique que le livre qui a inspiré ce dernier film, le récit d'Alberto Granado qui accompagnait le Che s'appelle... "Sur la route avec Che Guevara".
Walter Salles est donc incontestablement dans son élément, et c'est peut-être ce qui explique qu'il ait pu mener à bien un projet sur lequel quelques grands noms se cassèrent les dents : Kerouac lui-même dans les années 50, Coppola, Van Sant... et même Godard ! Le dossier de presse insiste pour nous dire que Salles porte ce projet depuis sept ans. Mais c'est aussi sans doute cette longue gestation qui explique l'échec de ce même projet : il manque dans ce "Sur la route" l'urgence, le déséquilibre et la fragilité qui était au coeur même du récit de Kerouac, à la fois dans ce qu'il racontait, mais surtout dans sa façon de le faire, sa "prose spontanée" marquée par un style rythmé et immédiat.
Dans l'adaptation de Walter Salles, rien de bien spontané, bien au contraire. La photographie d'Eric Gautier est superbe, les cadrages des grands espaces léchés, et la musique retranscrit bien les goûts de Kerouac pour le jazz et le be-bop ; bref, toutes les qualités qu'on peut trouver dans un honnête biopic, la linéarité de la trajectoire en moins. Mais justement, les biopics se caractérisant souvent par leur visée édifiante (ascension, déchéance, rédemption), à défaut de grandes surprises, on a au moins la description d'un parcours qui peut justifier la durée de ce genre d'exercice. Ici, les héros circulent à travers l'Amérique telles des boules de flipper, avec la répétition du cycles voyage-séparation-retrouvaille qui oublie complètement la dimension du voyage intérieur.
En faisant mes recherches sur Kerouac pour écrire cet article, je suis tombé sur les quelques photos, notamment celle de Neal Cassady enlaçant Kerouac. Walter Salles a dû faire de même, et du coup, tous les trois plans, Garrett Hedlund agrippe Sam Riley avec un manque de naturel qui m'a frappé à la vision du film. C'est bien ce souci de faire "vrai" qui plombe le film : en procédant ainsi, Walter Salles ne restitue pas la vitalité de l'écriture, et de plus, il fige ses personnages comme des icônes, et rend du coup incompréhensible en quoi leur comportement pouvait être novateur et scandaleux à l'époque. Depuis 1950, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts : les mouvements hippies, punk, grunge, la révolution sexuelle, l'explosion de la famille bourgeoise...
Avec son t-shirt à la James Dean, Moriarty-Cassady prend un terrible coup de vieux. Quand il veut montrer la modernité d'une pièce ancienne, voire antique, un metteur en scène de théâtre fait appel à de nombreux artifices pour rendre ce texte comtemporain : changement de période, décalage dans les costumes, les décors, inflexion du jeu de tel ou tel personnage... Dans ce "Sur la route", rien de tout cela, juste une reconstitution compassée qui nous tient à distance et qui installe très vite un désintérêt, puis un ennui devant le manque d'enjeu de ce qui nous est montré.
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