Une fois n'est pas coutume, je suis plutôt bien rentré dans un délire de Terry Gilliam. D'une part, bien sûr, parce que les bad trips de deux camés en virée à Vegas s'accordent parfaitement bien à la liberté visuelle de son univers, qui n'a ici rien de vain mais trouve au contraire une belle cohérence artistique lorsqu'on comprend que son absence de limites (Gilliam ose un peu tout) décrit un univers où le réel est une prison, et où ses variantes hallucinées finissent simplement par en devenir une autre. Il y a notamment quelques scènes magnifiques dans des chambres d'hôtel ravagées où on ne sait plus ce qui relève du vrai ou des hallus que la descente des personnages n'a pas encore effacées : même drogués jusqu'à l'os, impossible pour les deux fous furieux joués par Depp et Del Toro de trouver une échappatoire, comme si la réalité dégueulasse - le factice du mode de vie et des espoirs vendus par l'idéologie dominante, la guerre, les cicatrices apparentes du passé - qu'ils cherchaient à fuir s'était reconstituée d'une façon encore plus étrange mais tout aussi inévitable. Je suis content, également, du ton trouvé par Gilliam et de l'équilibre qu'il atteint : en se plaçant, un peu comme le personnage de Depp qu'il utilise d'ailleurs comme narrateur, d'un point de vue plutôt extérieur au récit, Gilliam évite de s'impliquer jusqu'à devenir larmoyant et se vautrer dans le bon sentiment - au contraire, Del Toro flirte avec la pédophilie et les deux types sont complètement immoraux. En tout cas, cette retenue permet enfin au réalisateur britannique de délivrer une certaine mélancolie ; le personnage raconte sans rien pouvoir y changer une vie dont il a perdu le contrôle et Gilliam n'interfère pas, pour montrer qu'il n'a aucun contrôle sur l'aliénation qu'il déplore et préférer une compassion impuissante qui amène véritablement à s'interroger sur la dérive dont est capable un homme au sein d'une vie et d'un monde qu'il ne reconnait plus comme siens. Evidemment, le film a des défauts ; certains visuels sont clairement ratés, et on n'atteint jamais la puissance caustique d'un Loup de Wall-Street, mais Las Vegas Parano est loin d'être un bordel dépourvu de toute tenue. Étonnamment, cependant, les excès qu'on peut y trouver m'ont amené à reconsidérer la finesse du Inherent Vice de Paul-Thomas Anderson, qui sans en faire un propos se laissait lui-aussi parcourir par une mélancolie semblable, bien que plus diffuse. Un bon Gilliam pour cette fois, quand même.