Ca commence sur l'image d'un couple uni, un enfant, un gigantesque appartement. Lui, docteur, qui examine de somptueuses femmes dénudées. Elle, fantasmant sur un jeune et bel inconnu. Une fête est donnée chez un ami, encore plus riche qu’eux. Alcool, pétards... la femme avoue à son mari son rêve inassouvi. Longue scène où le fossé se creuse entre les époux : l'un rieur, l'autre désespéré. Le spectateur, comme Tom Cruise, est complètement perdu. Et comme c'est l'occasion idéale, il décide d'assouvir ses fantames dans un voyage nocturne à travers NYC, bref, de se faire un film.
Et c'est sur cette mise en abyme là que repose Eyes Wide Shut, et ce 2 ans avant l'autre chef-d'oeuvre de l'onirisme et de la psychanalyse : Mulholland Drive de David Lynch. La comparaison entre les 2 films révèle beaucoup de points communs : même utilisation complètement assumée du sexe pour séduire le spectateur, et même structure avec climax au milieu du film (l'orgie dans Eyes Wide Shut, la scène du Silencio dans MD) et un finale très déceptif. Les différences - outre l'opposition NYC-LA - viennent majoritairement du fait que, dans le film de 1999, on suit constamment le personnage de Tom Cruise à coup de travellings maniaques au steadicam. C'est à une véritable exploration de la nuit que nous convie l'auteur de Shining, mais toujours asujetti au trajet corporel du personnage de Bill ; alors que chez Lynch le collage savant de scènes tantôt drôles, tantôt inquiétantes, crée un voyage purement mental et abstrait à travers la Cité des Anges.
Eyes Wide Shut est le récit d'une errance - réelle - mais sur lequel les ellipses, fondus enchaînés et éclairages bleutés jettent le trouble de l'irréel, et rapprochent l'ultime oeuvre de Kubrick d'un autre de mes films préférés : Vertigo d'Alfred Hitchcock, qui - lui aussi - accorde une scène au rêve d'un personnage (filmé directement dans Vertigo, simplement raconté par Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut), et laisse un événement étrange inexpliqué (l'apparition de Madeleine dans la chambre d'hôtel chez Hitch, le masque sur l'oreiller chez Kubrick).
Mais le film qui se rappoche le plus d'Eyes Wide Shut est français : L'Amour l'après-midi d'Eric Rohmer. Les similitudes sont troublantes entre les 2 films : l'épouse nue de dos en ouverture du film, les fanstames d'adultère, et la fin. Que signifie cette fin d'ailleurs, ce "Fuck" qui sonne comme une solution évidente, grosse comme un camion, qui vient mettre un terme à 2h30 qui se voudraient (ou plutôt, que Bill voudrait) déconnectées de la réalité mais que cette réalité rattrapent forcément ? Le bonheur est-il dans le sexe conjugal ? Rien n'est moins sûr. Alors qu'il est évident que Rohmer prônait la fidélité et n'imaginait pas bonheur sans elle, la vision de Kubrick est plus incertaine. N'oublions pas que "L'amour l'après-midi" s'achevait sur un acte (l'acte sexuel) alors qu'Eyes Wide Shut se termine sur des mots : auto-persuasion d'un couple qui bat de l'aile ou véritable renaissance de l'amour conjugal ? D'ailleurs, y a-t-il de l'amour dans ce couple ? Questions sans réponses.
Les interprétations de l'oeuvre testamentaire de l'un des cinéastes les plus géniaux de tous les temps sont donc nombreuses. On remarquera que la première phrase du film - "Tu as vu mon portefeuille ?" - met sur la piste d'une lecture anti-capitaliste. Pour preuve, les multiples paiements que Bill effectue - la prostituée, le loueur de déguisements, le taxi - ne sont jamais passé sous ellipse. Formaté jusque dans ses fantasmes par une société sexiste (toutes les femmes du film, sauf Nicole Kidman, sont des objets au service de l'homme) et individualiste (la cupidité en symptôme principal : le toujours vouloir plus du capitalisme), Bill veut ce qu'il n'a pas alors qu'il a déjà tout. Bref, on n'a pas fini d'épuiser la fascination et le mystère que procure à chaque vision le chef-d'oeuvre posthume de Stanley Kubrick, peut-être son meilleur film, en tout cas mon préféré.