Après l’excellent "L’assassin habite au 21", Henri-Georges Clouzot signe un film dérangeant par la pertinence de son propos et, surtout, par sa terrible actualité lors de sa sortie en 1943… c’est à dire en pleine Occupation allemande. Difficile, en effet, de ne pas faire le lien entre cette histoire de corbeau mystérieux qui adresse des courriers calomnieux aux habitants d’un village perdu et les dénonciations anonymes de sinistre mémoire qui ont illustré le début des années 40. Pourtant, la réputation sulfureuse du film n’est pas tant due à son sujet qu’à son producteur, le studio Continental-Films (créée par Goebbels) et a valu bien des problèmes à Clouzot qui s’est vu interdire d’exercer son métier au motif que "Le Corbeau" serait un film de collabo donnant une mauvaise image des français. Cette condamnation en dit long sur l’époque car il fautdrait être d’une particulière mauvaise foi ne pas saluer, aujourd’hui, le courage de Clouzot de s’être attaqué à un sujet aussi glissant en pleine Occupation. Certes, l’image donnée de ces habitants n’est pas glorieuse (hypocrites, menteurs, violents, toujours prompts à colporter la rumeur…) mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une adaptation d’un fait réel s’étant déroulé à Tulle et que les réactions montrées à l’écran sont tout ce qu’il y a de plus crédibles. Et c’est, une fois encore, le talent de Clouzot qui permet de mettre en exergue les ravages provoqués par le Corbeau sur ce village a priori tranquille. La mise en scène du maître est, certes, un peu moins efficace que celle de son précédent film (le rythme est plus incertain, certaines scènes auraient gagnées à être raccourcies ou mieux montées…) mais il a su insuffler à ce "Corbeau" un sentiment d’oppression épatant (la fuite de l’infirmière poursuivie par une foule invisible, dans les ruelles désertes du village, est un grand moment) sans oublier de soigner ses personnages. Ainsi, le portrait dressé du Dr Germain, principale victime de la rumeur (Pierre Fresnay, très bien), cache de sombres secrets (tant personnels que professionnels). Quant à sa maîtresse (Ginette Leclerq, un peu trop caricaturale), elle ne craint pas d’user de mensonges pour le garder auprès de lui. Ces deux héros, loin d’être au-dessus de toute critique, prêtent ainsi le flan à la propagation de la rumeur, ce qui crédibilise grandement le récit. Autour de ce couple, Clouzot dresse une passionnante galerie de villageois, dont chacun peut s’avérer être le fameux Corbeau, de l’assistante sociale amoureuse (Micheline Francey) au strict directeur d’école (Noël Roquevert) en passant par le respectable directeur d’hôpital (Antoine Balpêtré), la détestable infirmière (Héléna Manson), le dépassé sous-préfet (Pierre Bertin) ou encore la jeune et innocente postière (Liliane Maigné). Mais le personnage le plus intéressant du film reste, incontestablement, le flamboyant Dr Vorzet (magnifique Pierre Larquey), qui s’empare des meilleurs dialogues et apporte un peu d’air à l’oppressante intrigue, avec son air désabusé et son indulgence suspecte face à la rumeur. Evidemment, le film n’est plus tout jeune, de sorte que, outre le rythme parfois un peu lancinant, on retrouve les codes de l’époque qui apparaissent, aujourd’hui, terriblement désuets et des femmes particulièrement soumises (une faute que Clouzot ne commettra pas dans le reste de sa filmographie). "Le Corbeau" reste, cependant, une œuvre stupéfiante de dureté et de pessimisme (qui illustrent parfaitement le cinéma de Clouzot) qui reste terriblement d’actualité, malgré les années.