Avec Gladiator, Ridley Scott ressuscite le péplum sous la forme d’un blockbuster pour mieux en tirer une condamnation de la société-spectacle qu’il actualise par l’entrelacs des cultures et des cultes : il greffe une imagerie christique, donc chrétienne, à un univers polythéiste pour mieux rassembler l’humain dans son besoin universel et atemporel de croire en une réalité supérieure qui l’inspire et donne du sens à son existence. Pourtant, la trajectoire biblique ne va pas sans son auto-démantèlement par un existentialisme auquel semble adhérer, dans nombre de ses œuvres, le cinéaste. « Ce que l’on fait dans sa vie résonne pour l’éternité », entend-on d’entrée de jeu : l’adage sera démontré pendant plus de deux heures, puisque le général romain, dégradé en « Espagnol », ne redevient Maximus qu’à partir du moment où il se confronte à l’empereur, figure de tyran qui vit dans la peur du complot. Ce dernier s’inscrit dans la lignée d’un Richard III : paranoïaque et machiavélique, il travestit sa faiblesse congénitale sous une cruauté autosuffisante et stérile, dans l’espoir de fonder une dynastie. Aussi n’hésite-t-il pas à tuer son père – en l’étouffant, il étouffe ses fautes –, aussi cherche-t-il à épouser sa sœur afin d’obtenir un « héritier de sang pur ». La pureté, motif essentiel au cinéma de Scott, traduit une forme d’eugénisme aristocratique et despotique, signe de dégénérescence. Toutefois, le paradoxe du personnage de Commode est qu’il vise la pureté en cultivant le mensonge, multipliant les masques envers Maximus qu’il commence par nommer « mon ami » et « mon frère ». Les cernes qui entourent ses yeux le condamnent à l’obscurité et à une forme symbolique de cécité ; nul hasard, d’ailleurs, s’il ne parvient pas à imposer une aura à son règne, « la grandeur étant affaire de vision ». Notre héros, lui, suit un parcours de désenchantement du monde et de Rome : si ses premiers mots attestent une naïveté patriotique, s’il croit que la Ville est la lumière contre la barbarie, il prend conscience, par sa discussion avec Marc-Aurèle puis par son périple, que Rome constitue davantage un rêve et un idéal républicain qu’une réalité. Rome résulte de l’ambition et de la foi des grands hommes qui, en la bâtissant, s’efforçaient d’animer une abstraction pure, d’incarner une somme de chimères qui n’avait de valeur que dans la communion de croyants qu’elle rassemblait autour d’elle. Les jeux du cirque dégradent cette sacralité à hauteur d’homme, en la rabaissant à la flatterie des plus bas instincts. Scott attaque le remplissage médiatique et la manipulation des masses : si « le rouge est la couleur des dieux », c’est parce qu’il renvoie à la cruauté, soit le plaisir pris à faire souffrir autrui et la crainte de souffrir à son tour. Le rouge est donc moins la couleur des dieux que la couleur des tyrans qui se considèrent comme des Créateurs, et qui font des individus une valeur marchande et circassienne. Maximus est un héros populaire, à la fois engagé pour le peuple et adoubé par lui. Voici la seule sacralité acceptable, selon Ridley Scott : celle d’un homme qui combat pour les autres, qui protège la cité idéale contre la corruption, qui porte en lui les germes d’une communauté, d’une famille qu’il retrouve dans la mort, d’une vaste famille romaine qu’il soude pour l’éternité. En ce sens, il est proche du héros virgilien, Tityre, qui, dans le premier chant des Bucoliques, se figurait la ville de Rome « semblable à celle de nos contrées » rurales. Pour le représenter, le cinéaste opte pour un grand divertissement populaire : il convertit donc son propos théorique en principe esthétique. « Je me suis sentie seule toute ma vie, sauf avec toi », lui murmure Lucillia. « Gagne la foule et tu gagneras ta liberté », lui affirme Proximo. Dans les deux cas, l’épanouissement individuel par le service du collectif. Gladiator est un chef-d’œuvre.